Il y a quelque chose de pourri à Dogville

Grace commence sa descente aux enfers dès le marché engagé: contre sa vie sauve, elle fournira, pour dédommagement, de menus services à la collectivité dans laquelle elle se réfugie pour échapper à un gangster en colère. Par un effet de crescendo rythmé par la police qui accentue ses recherches, la protection se fera payer de plus en plus cher, transformant la jolie Cendrillon vêtue de sa robe de bal en souillon, dans un mouvement inverse de celui du conte, et la rabaissera au plus bas niveau de l'échelle, plus bas même que le chien, invisible, auquel la ville emprunte le nom.


Nous voici donc dans un terrible huis clos digne de Sartre, dans un village dessiné à la craie sur une scène de théâtre. Un dessin de ville comme peuvent en dessiner les enfants, avec le nom de chaque lieu: "on fait semblant", "on dirait que". Les acteurs ouvrent et ferment des portes invisibles, et ce côté infantile et imaginaire n'est pas sans rappeler "Sa majesté des mouches" dans sa dimension cruelle et fantasmatique. Ce décor offre une vue en "boîte blanche", révélant les âmes noires dénudées de leurs murs protecteurs.


A partir de l'arrivée de Grace, et une fois passées les deux premières semaines où elle parvient à réunir l'unanimité des suffrages et à conquérir les coeurs enthousiastes des quinze villageois, l'ambiance va soudain tourner à l'orage: Grace et le village vont alors progressivement se laisser couler au fond de l'odieux chantage qui ira crescendo pendant une année entière.


L'adjuvant de l'histoire est incarné par Tom, jeune homme en apparence aidant, mais qui est en fait l'instrument qui servira la déchéance de Grace. Homme tout en paroles, et incapable de passer à l'acte, il contraste avec la devise gravée au linteau de la mine "aussitôt dit aussitôt fait". Il prend alors l'allure d'une marionnette, impuissante, et sert d'instrument d'intellectualisation (et paradoxalement, d'exécution) à la perversité collective et bestiale des villageois.


La narration, comme le prénom de l'héroïne, est une dénonciation de la chrétienté et de sa construction: se nourrissant du pêché originel de Grace (recherchée par la police), et justifiés par la culpabilité que ce pêché engendre, les villageois et Grace pensent gagner leur salut par une expiation et une mortification en apparence sans limite.


Au fond de ce gouffre, la pirouette finale inverse soudain le rapport de forces: le gangster, image terrifiante, lui apportera sur un plateau, contre toute attente, non seulement l'exacte moitié de son immense pouvoir, mais surtout le mot qui va la sauver: "arrogance". Arrogance? Oui, mais son arrogance à elle, elle qui se place au-dessus des autres en pardonnant chacun de leurs actes innommables, les laissant lui faire ce qu'elle refuserait catégoriquement pour elle-même. De ce fait, à cause de son acceptation sans limite, elle est l'obstacle au salut de tout le village, qu'elle entraîne vers le gouffre. Elle qui se croyait passive découvre qu'elle est l'instrument. Elle qui se croyait victime découvre qu'elle est bourreau. Elle qui considérait que les villageois faisaient du mieux qu'ils pouvaient, découvre que ce n'est pas suffisant. Et ce n'est qu'en refusant la soumission, en exigeant d'eux qu'ils soient meilleurs au lieu de se borner à les "comprendre, qu'ils dépasseront leur condition, et qu'elle-même sera sauvée. Grace va donc exercer un châtiment quasi divin, digne de Shakespeare, pour racheter leurs pêchés et les sauver, ainsi qu'elle-même.

rickypouet
8
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le 5 mai 2018

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