"Doubles Vies" est une surprise, qui voit Assayas s'essayer à un modèle de cinéma duquel il a toujours été assez éloigné, un cinéma du marivaudage et de la parole reine : disons pour simplifier que l'idée plutôt saugrenue lui est venue de faire du Rohmer maintenant que le grand Rohmer n'était plus là. Un peu comme Rohmer avait nourri parfois son cinéma de l'actualité ou de réflexions politiques (on se rappelle surtout de "l'Arbre, le Maire et la Médiathèque"), Assayas décide de mettre dans la bouche de ses personnages ses propres réflexions et interrogations sur la littérature, sa consommation, sa digitalisation, son impact sur les individus et la société etc.,... et, ce qui est moins original, de mélanger ces discussions avec le vieux fond de commerce de la comédie française, fait de coucheries et de jeux de séduction maladroits ou malheureux. Pourquoi pas ?
Le premier problème, c'est qu'Assayas n'a visiblement pas compris que la magie de Rohmer venait de la liberté de parole qu'il laissait à ses interprètes (semi-amateurs), dont c'était souvent les idées et les mots que le film enregistrait, alors que lui n'utilise les talents incontestables de comédiens confirmés comme Juliette Binoche, Guillaume Canet (excellent ici !) ou Vincent Macaigne que pour singer les débats - certes passionnants - qu'il a probablement avec lui-même ou avec ses amis. Le second, plus grave sans doute, c'est qu'il semble qu'Assayas n'ait pas réfléchi plus que cela à ce qu'il voulait nous dire, alors qu'il tenait un sujet en or pour un "Conte Moral", celui de "l'auto-fiction" dans la littérature, et de ses aspects éthiques, artistiques, ou même simplement de son potentiel de moteur de la fiction cinématographique. Bref, le film ne va nulle part, et finit de manière vraiment trop gentillette avec un grand moment d'émotion conventionnelle à l'annonce de la venue d'un enfant.
Ceci dit, comme Assayas est intelligent (voire plus…), c'est un véritable plaisir que de suivre les digressions des acteurs sur les e-books, les réseaux sociaux, les blogs, l'évolution du rôle de la critique, les jeux capitalistes autour des maisons d'édition, etc., et de se dire avec eux que, ma foi, nous aussi on aimerait bien y voir plus clair ! Il s'agit d'ailleurs là d'un exercice de réflexion assez inhabituel dans une salle de cinéma, et, vu le nombre de spectateurs qui ont quitté la séance avant la fin, je ne parierais pas cher sur le désir qu'a le public de le pratiquer !
PS : Mauvais timing aussi pour "Doubles Vies" : au moment où la France s'est embrasée en partie à propos de l'isolement des élites parisiennes par rapport à la réalité sociale française, je ne crois pas que les personnages plutôt fortunés et plutôt arrogants mis en scène dans le film n'attirent beaucoup de sympathie...
[Critique écrite en 2019]