Joyeux Noël
1943, la France se fredonne Douce avec un petit concentré de ce qui se faisait de mieux comme cinéma sous l’occupation : Claude Autant-Lara filmant Odette Joyeux déclamant du Aurenche et Bost et...
Par
le 20 déc. 2014
32 j'aime
9
Deux films de Claude Autant-Lara se succèdent en 1942 et 1943 mettant en scène Odette Joyeux dans le rôle d'une jeune fille de souche aristocratique qui s'ouvre à l'amour mais à un amour compliqué.
Il s'agit du "Mariage de Chiffon" (cf critique sur SC) et de "Douce".
Dans le premier cas, on a affaire à une comédie pétillante mais l'amoureux a un défaut c'est qu'il est ruiné. Dans le deuxième cas, on a affaire à une histoire beaucoup plus sombre mais l'amoureux a aussi un défaut, c'est qu'il est domestique (et donc pauvre).
J'ai découvert "Douce" à travers une critique d'un éclaireur (Aurea) qui attiré mon attention sur ce film que je ne connaissais pas.
Alors que le "mariage de Chiffon" est ouvert sur la société, "Douce" est une espèce de huis-clos (ou plutôt de vase clos) dans lequel les personnages, la comtesse douairière de Bonafé, le fils Engelbert et la petite-fille, Douce auxquels s'ajoutent le régisseur Fabien, l'institutrice Irène et la femme de chambre Estelle font partie de la même maison.
Autant-Lara oppose clairement deux mondes qui ne peuvent en principe cohabiter que dans un rapport - incontestable - de maître et de serviteur.
Déjà, chez les maîtres, c'est la comtesse qui donne le la. Le fils et la petite-fille ne peuvent rien décider sans l'aval de l'aïeule. La seule échappatoire, c'est la fuite et par conséquent le renoncement au train de vie.
Quant aux domestiques, ils sont nés pour rester à leur place, travailler et rester pauvres. La seule échappatoire , c'est la fuite.
Or que se passe-t-il dans cette famille tranquille et bien ordonnée ?
Le comte Engelbert, qui est veuf, devient amoureux d'Irène, l'institutrice qui est une belle femme, de nature réservée et au port altier. Il envisage de l'épouser.
La petite-fille, Douce, 17 ans, est amoureuse depuis plusieurs années de Fabien, le régisseur.
Là où le drame se noue c'est que Irène et Fabien ont été, jadis, amants. Et Fabien est toujours amoureux d'Irène et devient jaloux à l'idée qu'elle puisse épouser le comte.
Autant-Lara, appuyé par ses fidèles et excellents scénariste/dialoguiste Jean Aurenche/Pierre Bost, dévoile à travers deux sentiments purs (deux inclinations pures), la volonté de rapprochement des deux classes. Cela échouera autant par l'action de la comtesse douairière qui s'oppose à la mésalliance que par l'action du régisseur qui rejette cette classe dominante qui le méprise.
Maintenant il est temps de parler des acteurs qui donnent du corps au schéma.
D'abord, les deux personnages par qui le scandale arrive. Ce sont des idéalistes. Ou des naïfs, c'est selon.
Douce qui est interprétée par une ravissante Odette Joyeux. Le personnage exprimerait une joie de vivre si elle n'était pas aussi corsetée par la discipline de la famille et le devoir. La scène d'ouverture où elle va confier son amour (impur) à un curé qui la met - fatalement - en garde (mais aussi quelle idée, franchement) donne le ton au film : l'objectif sera compliqué.
Quand elle y parviendra, ce ne sera pas sans amertume ni regret. Le jeu d'Odette Joyeux sera tout en nuance et exprimera sa déception dans les regards échangés avec Fabien. Plusieurs scènes sont splendides notamment celle à l'opéra sur fond d'un spectacle d'un ballet.
Le deuxième personnage idéaliste, c'est le comte Engelbert interprété par un excellent Jean Debucourt. Le personnage ne s'illusionne guère sur lui-même, même si son look fait très smart. Doté d'une jambe de bois dû à un bête accident de cheval sur un saut d'obstacle et même pas à la guerre, il se sent non seulement diminué mais inutile. Son amour pour Irène porte une grande part de candeur et sonne comme une dernière chance.
Ce qui caractérise les autres personnages, c'est la lucidité.
Le personnage d'Irène auquel a envie de croire le comte est interprété par Madeleine Robinson. Le personnage est complexe voire ambigu. Dans la scène de la déclaration d'amour du comte, bien malin qui peut savoir le fond de la pensée d'Irène : ressent-elle un amour sincère, un souci d'obéissance (le patron a toujours raison) ou un calcul (mirage d'une situation inespérée) ? Le personnage va constamment osciller autour de ces trois positions. Y compris dans la scène où elle tente sans succès de ramener Douce à la maison.
Le personnage du régisseur, Fabien, est interprété par Roger Pigaut. Le personnage ne s'illusionne absolument pas sur le rapprochement des classes. Il hait cette classe dominante aristocratique qui le méprise. Lui, son objectif est de fuir cet univers contraint pour s'épanouir au Canada. Econduit par Douce, il tentera de se venger sur Douce et contribuera à sa désillusion.
Le personnage de la comtesse de Bonafé est interprété par une efficace Marguerite Moreno dans le rôle d'une aristocrate pleinement consciente de sa supériorité de classe. Elle mène à la baguette le monde qui commence par sa famille et qui se poursuit par le personnel de maison. Tout est sujet à récrimination. Elle aussi est lucide et sent bien que ce monde peu à peu lui échappe.
La scène d'anthologie où elle va visiter ses pauvres à l'occasion de Noel en apportant des vêtements, une plante rachitique et une marmite de pot au feu est incroyable d'hypocrisie et de mépris. Et c'est de part et d'autre, d'ailleurs. La femme qui reçoit ne peut faire autrement que de flatter et caresser dans le bon sens du poil la comtesse, car même si c'est de la merde en boite, "on ne sait jamais, c'est toujours bon à prendre". Il manque juste la recommandation (nauséabonde) "et ne profitez pas des fêtes pour boire". C'eût été complet.
Pour finir, un autre personnage discret mérite d'être analysé. C'est l'inénarrable Gabrielle Fontan dans le rôle d'Estelle, la femme de chambre. Elle aussi est lucide. Tellement lucide d'ailleurs qu'elle sait rester parfaitement à sa place et sert d'oeil de Moscou au service de la vieille comtesse. Lucide aussi car elle pressent le malheur qui va s'abattre. Elle est un personnage assez central qui facilite les communications entre personnages.
Gabrielle Fontan est une actrice qui a joué dans un nombre incroyable de films dans des petits rôles (essentiels) de concierge, bonne, institutrice, épicière (l'affaire Saint-Fiacre) des années 20 aux années 60 ! J'adore la croiser au hasard des films
"Douce" est un film qui transcende une simple histoire d'amours contrariées en une brillante analyse des comportements des classes sociales au sein d'une maison aristocratique fin XIXème.
C'est un très bon film de Claude Autant-Lara.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Films noirs et Films de Claude Autant-Lara
Créée
le 21 mars 2022
Critique lue 305 fois
15 j'aime
7 commentaires
D'autres avis sur Douce
1943, la France se fredonne Douce avec un petit concentré de ce qui se faisait de mieux comme cinéma sous l’occupation : Claude Autant-Lara filmant Odette Joyeux déclamant du Aurenche et Bost et...
Par
le 20 déc. 2014
32 j'aime
9
La comtesse de Bonafé n'est pas femme commode. En 1887, dans son hôtel particulier parisien, elle règne d'une main de fer agrémentée d'une langue de vipère sur sa famille et son personnel, tous...
le 5 sept. 2016
29 j'aime
7
Deux films de Claude Autant-Lara se succèdent en 1942 et 1943 mettant en scène Odette Joyeux dans le rôle d'une jeune fille de souche aristocratique qui s'ouvre à l'amour mais à un amour...
Par
le 21 mars 2022
15 j'aime
7
Du même critique
Au départ de cette aventure, il y a un roman écrit par la romancière R.A. Dick en 1945 "le Fantôme et Mrs Muir". Peu après, Mankiewicz s'empare du sujet pour en faire un film. Le film reste très...
Par
le 23 avr. 2022
25 j'aime
9
1959 c'est l'année de "125 rue Montmartre" de Grangier mais aussi des "400 coups" du sieur Truffaut qui dégoisait tant et plus sur le cinéma à la Grangier dans les "Cahiers". En attendant, quelques...
Par
le 13 nov. 2021
24 j'aime
5
"La Mort aux trousses", c'est le film mythique, aux nombreuses scènes cultissimes. C'est le film qu'on voit à 14 ou 15 ans au cinéma ou à la télé et dont on sort très impressionné : vingt ou quarante...
Par
le 3 nov. 2021
23 j'aime
19