Attention, ceci ne sera pas vraiment une critique du film mais plutôt une proposition de lecture.
Il y a une parenté curieuse entre le Prince Mychkine du roman de Dostoïevski et le Driver du film de Winding Refn. Le premier est naïf, humble, honnête et bon, mais possède une certaine dureté qui va de pair avec sa franchise. Les valeurs qu'il représente sont associées à une figure christique de la générosité, du sacrifice et du don de soi pour sauver les autres. De telles valeurs ne sont pas comprises par la société russe de l'époque, aristocrate (et donc figée) ou bourgeoise (parvenue et hypocrite). De même le Driver parle peu, frise la débilité (l'épilepsie dans le roman russe), a un physique avenant (les deux sont blonds et correspondent à un certain standard de beauté qui n'est pas sans connotations), et décide de protéger et d'aider presque sans raison une famille d'inconnus, quitte à montrer la part violente qui se cache en lui.
De ces similarités, un parcours et une conception très théoriques du personnage du Driver sont à l'oeuvre dans le film. Tel un ange gardien, on ne sait qui il est, ni d'où il vient. Pas de nom, pas d'histoire, juste des motivations aussi infondées à priori que solides de facto. Il suffit de voir comment il est montré dans le film. Il vit seul dans une tour d'ivoire qui domine la ville (première séquence), il se définit par son excellence et son savoir faire dans un domaine précis, la conduite - il faut ici faire le lien avec la notion de professionnalisme que l'on trouve chez Hawks ou Michael Mann - qu'il exerce avec un talent presque surnaturel (première séquence, cascade, essais sur piste, braquage), il est souvent surcadré par des figures d'auréoles (dans son atelier personnel, par des lampes, avec du flare), il n'a pas d'identité propre mais en investit d'autres (la doublure de cinéma, le masque, le père de substitution, etc.), et devient même une ombre (le combat final). Tout indique et désigne l'ambiguïté de son existence. Il n'est qu'un fantôme, qu'une idée qui pour un temps se donne chair. Ange gardien certainement, puis ange destructeur qui abat froidement sa vengeance. Il ne se définit que par la mission qu'il se donne et se retire vers d'autres contrées une fois celle-ci finie (la fin du film, suspendue).
Dans cette lecture du personnage, deux problèmes. La séquence de début, dont l'importance est cruciale mais qui semblait échapper à ce modèle, et puis la fameuse séquence de l'ascenseur. En fait la première est réglée par cette idée de professionnalisme "surnaturel", tandis que la deuxième relève de la forme prise par le concept de l'ange gardien dans le film. Avant de se désincarner peu à peu, il s'attache à cette famille pour laquelle il devient un père. Une première séquence, lumineuse et superbe, montre la complicité avec la femme et l'enfant, elle est gorgée de soleil et de musique et semble présenter un véritable paradis perdu ou sur le point de l'être. La séquence de l'ascenseur et son déchirant dernier plan est ainsi une réponse, un écho de cette vision de perte et d'échec. Elle acte la désincarnation du personnage et l'impossibilité de ses amours terrestres.
Cette réflexion passionnante sur les potentialités du personnages et de ce dont il peut être investi au cinéma orne le film de pistes multiples : interprétation allégorique, ou figure tout bonnement mythique, qui emprunte autant à l'histoire des figures et des formes dans l'art et la littérature qu'aux figures et formes propres au cinéma (américain, de genre, western, etc.). La dernière image du film semble le confirmer, le Driver est un mythe en puissance et sa route est encore longue. Je ne reviendrai pas sur les innombrables qualités du film (photo, montage, musique, mise en scène...) qui toutes servent cette lecture et enrichissent l'oeuvre dans d'autres aspects que l'on pourrait développer. Ryan Gosling est évidemment exceptionnel et je voudrais préciser pour les détracteurs que l'underplay manifeste qu'il déploie était bel et bien la seule option pour jouer un personnage aussi subtil et complexe. Avec Drive, rarement film n'aura été telle preuve que le cinéma est une littérature des images, des sons et des émotions.