Drive My Car est un film interminable

Non pas que l'on attende avec impatience qu'il se termine, car au contraire ses 3h enveloppent le spectateur dans un songe mélancolique bouleversant dont l'on rêverait qu'il puisse s'étendre encore un peu plus. Non, Drive My Car est interminable dans un sens bien plus littéral et inhabituel : comment tel récit pourrait-il se terminer, quand pourrait-il se terminer ?


Yusuke Kafuku est un metteur en scène talentueux, et surtout en deuil. Ne nous voilons d'ailleurs pas la face : si le deuil en question ne survient qu'après quarante-cinq minutes, c'est bien là tout de même que commence réellement le film. Le générique lui-même ne s'y trompe pas, intervenant après un long prologue, sans pour autant donner l'impression d'un effet de style maniéré. Yusuke donc, est un homme plongé dans un double deuil : celui d'abord d'avoir perdu l'amour de sa vie, mais également celui de n'avoir jamais pu discuter avec cette dernière des blessures inavouées qu'ont causé les relations de la défunte avec ses amants.


Chargé de mettre en scène l'Oncle Vania de Tchekhov pour un festival de théâtre, Yusuke se voit attribuer une chauffeur, Misaki, pour des questions d'assurance. D'abord réticent, le voici rassuré : la conductrice en question s'avère aussi mutique que lui, et sensible à son besoin de solitude. Entre les deux se nouera une relation aussi amicale que distanciée, une relation basée sur les silences, sur les non-dits.


La verve du silence


Car le silence et la parole, ce sont bien là les motifs principaux du film. Là où d'autres auraient utilisé les mêmes artifices pour témoigner d'impossibilités de communica-tions, Ryusuke Hamaguchi développe brillamment un langage universel, permettant de surmonter toutes différences, de guérir – ou du moins d'essayer – toutes les blessures, de corriger les passés douloureux. Ce langage, c'est en grande partie celui porté par le silence. L'on ne sait plus si l'adaptation théâtrale que Yusuke cherche à monter serait du Tchekov ou bien une réinterprétation du mythe de la tour de Babel : les acteurs et actrices engagés parlent japonais, coréen, mandarin, anglais, pour jouer une pièce russe. L’une même, ne parle pas.


Deux des comédiens catalyseront d’ailleurs les deux grandes thématiques du film intrinsèquement liées, celles du deuil et du silence. Le premier sera un ancien amant de la femme de Yusuke, à qui ce dernier donnera le rôle auquel sa femme avait pour habitude de donner la réplique, choix lourd de signification s'il en est. La seconde, plus importante encore, et le personnage le plus beau et le plus touchant de ce film déjà ô combien merveilleux, sera une comédienne sourde-muette, venant compléter ce tableau multi-lingue d'une douce et géniale manière. Le film lui offrira deux monologues, tous deux parmi les plus beaux de l'histoire du cinéma : un premier, climax émotionnel du film, se déroulant au cours de l'une des plus belles scènes de l’année, où elle révélera sa relation conjugale avec l'assistant du metteur en scène ; et un second au théâtre pour la représentation finale de la pièce de Tchekov. Personnage secondaire et pourtant clé, elle encadre le récit, le traduit et le magnifie.


Car, c'est bien par les silences que les personnages réussiront finalement à communiquer entre eux. Non seulement par ces moments où personne ne dit rien, mais aussi par les silences contenus dans les paroles : les personnages apprendront à écouter ce qui n'est pas dit dans les mots. On en veut pour preuve ces longs trajets où Yusuke écoute l'enregis-trement de sa femme qui récite le rôle qu'elle aurait dû jouer dans Oncle Vania ; ces échanges de regards et d'émotions entre le metteur en scène et l'ex-amant, témoins d'une rivalité respectueuse et d'une union dans le deuil ; et surtout ces longues discussions muettes avec Misaki, qui se traduiront finalement dans un échange de paroles brèves et presque évidentes tant elles ont été annoncées.


La saveur de l'interminable


Le silence, c'est donc aussi ces nombreux non-dits. Et le premier d’entre eux, c'est celui de Yusuke, qui semble ne pas même s'avouer à lui-même qu'il est en deuil. En effet, le spectateur finira bien par identifier que c'est là le sujet du film mais ce n'est pour autant pas ce que semble penser le personnage. Lui semble avoir au contraire renoncé à chercher autre chose, traînant ses blessures avec mélancolie. Jamais profondément dépressif, jamais heureux non plus, Yusuke semble résigné à vivre toute sa vie avec le poids de ses plaies : il a fait le deuil de la possibilité de faire son deuil.


Et c'est bien pour cela que Drive My Car nous paraît interminable, car le spectateur, témoin d'un quotidien morne, d'un homme qui continue de marcher sans pour autant réussir à avancer, ne peut que constater que cette blessure semble irrésoluble. Pire encore : si elle est le sujet du film, notre protagoniste semble fermement décidé à l'éviter, à ne pas en parler, à ne pas se demander comment il pourrait passer à autre chose. Mais le spectateur le sait, il a déjà vu des films, et il faudra bien une résolution...


Quand celle-ci surviendra, Drive My Car deviendra alors terminable et se résoudra tout naturellement, dans la continuité parfaitement logique du reste, brisant l'aspect immuable du quotidien. Le spectateur ne se claquera pas le visage en saluant l'inventivité d'un twist malhonnête et en s'écriant "Bon sang mais c'est bien sûr !" ; non, il aura au contraire tout son temps pour sourire mélancoliquement, l'œil peut-être un peu humide, et il constatera que finalement, le film était terminable.


Bien sûr, cette sensation tient également à l'étirement du film sur 3 heures. Elle tient à la structure répétitive du film témoin du quotidien des protagonistes : trajets, répétitions, trajets, discussions nocturnes. Et l'on recommence, en variant chaque fois quasi-imperceptiblement ce ballet monotone. Une structure qui invite presque le spectateur à laisser son esprit vagabonder par moments, qui laissera certains sur la touche, et qui en ravira beaucoup d'autres. Certains s'assoupiront même quelques minutes, sans que l'on puisse pour autant considérer cela comme un défaut du film : c'est là le quotidien qu'on nous montre, et il supporte bien qu'on s'en évade par moments. Cela n'empêchera pas de raccrocher les wagons.


[Critique écrite pour le 1er hors-série de tsounami.fr en 2021]

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le 6 oct. 2021

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Heobar

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