J'ai pris du temps avant d'aller voir Drive My Car, Prix du Scénario au dernier festival de Cannes. Ces trois heures de film me rebutaient. Mais au vu des excellentes critiques, j'y suis allé sans rouspéter, convaincu que je ne le regretterai pas. Et ce fût le cas. Drive My Car, par sa mise en scène, ses acteurs et ses thèmes, parvient à nous déconnecter du présent pour nous plonger totalement dans une oeuvre atypique, poétique et mystérieusement immersive. J'avais l'impression, à ma sortie de salle, d'avoir dévoré un gros roman, dense, palpitant mais aussi dur et sombre. D'un côté, il y a un acteur et metteur en scène qui démarre une résidence dans un grand théâtre afin d'y monter Oncle Vania de Theckhov, et ce, suite au décès brutal de sa femme quelques mois auparavant. De l'autre, il y a sa conductrice personnelle, imposée par la production, une jeune femme mutique et pétrie de culpabilité. Lors de leurs nombreux trajets professionnels, dans l'espace clos de sa voiture, les dialogues formels se transforment en confidences et le deuil qui les habite secrètement chemine vers une libération. Autour d'eux gravitent d'autres personnages, eux aussi en pleine reconnexion à leur identité profonde. Le cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi ouvre son film avec un prologue de trois quarts-d'heure, avant de lancer son générique, ce qui peut rebuter certains spectateurs qui n'ont pas l'habitude de ce genre de format. Mais ce démarrage atypique permet aussi de donner le ton, entre silences et paroles, et de mettre en exergue toute la douleur, la fragilité et la complexité de son personnage principal. Avec une force tranquille toute particulière, cette oeuvre-fleuve aborde les thèmes du deuil, de la création artistique, du rôle cathartique de l'acteur, de la parole et de l'écoute vraies sans jamais perdre le cheminement progressif de ses personnages vers l'acceptation d'une réalité difficile à accepter. Car, d'une certaine manière, si la plupart des personnages se fourvoient dans le leurre de la fiction théâtrale, la jeune chauffeuse semble se refermer sur elle-même, quitte à s'extirper de toutes relations sociales. Et c'est à partir de ces positions diamétralement opposées que se déroule une rencontre véritable, où les rouages les plus intimes semblent se remettre en mouvement. Les souffrances se mêlent et s'entrecroisent alors que les allers-retours incessants se multiplient et élargissent le champs des possibles. Puis, il y a aussi la singularité de cette pièce de théâtre polyglotte, où les langages deviennent sons et où les corps démystifient le poids des mots. La présence d'une comédienne sourde et muette au casting est à l'origine de quelques moments de grâce, où le temps se suspend. Drive My Car, tout en prenant son temps et en évitant tout lieux communs, parle de nos pertes et de nos échappatoires, de nos petites morts et de nos renaissances. Souvent, le cinéaste réussit à dire beaucoup sans dire un mot, mais quand les langues se délient, les idées abstraites résonnent très concrètement. Déconcertant et agréable, rare et puissant.