En voyant le panneau indiquant une production David O'Selznick, on se croirait revenu pratiquement dix ans en arrière, à l'époque d'Autant en emporte le vent. Et, sur bien des aspects, les deux projets se ressemblent, comme si le producteur voulait reproduire le succès du grand film : casting quatre étoiles mélangeant de jeunes vedettes (Gregory Peck, dans un de ses rares rôles de salaud, Joseph Cotten ou Jennifer Jones) et des stars confirmées (Lionel Barrymore ou la formidable Lilian Gish), intensité dramatique, personnage de femme forte malmenée par les événements, plongée dans le Grand Sud, le Texas en l'occurrence.
Pearl se présente d'emblée comme un personnage tiraillé et placée face à la violence. Tiraillée entre une double identité : Blanche par son père, Indienne par sa mère, elle semble avoir hérité aussi bien la sensualité débordante de celle-ci et l'aspect victimaire de celui-là. C'est alors qu'en une soirée monstrueuse, elle voit son père tuer sa femme et l'amant de celle-ci avant que le paternel ne se livre aux autorités et revendique pour lui-même la peine capitale (qu'il n'aura aucun mal à obtenir, on s'en doute).
Notre jeune femme n'a donc aucune véritable expérience de l'innocence : on ne lui laisse pas en avoir. Et cette expérience sans doute traumatisante va guider ses réactions futures, dans cette double attirance qui va caractériser la jeune femme : d'un côté une sorte de rédemption, de volonté de retrouver sa « pureté » (comme elle l'avouera elle-même), et de l'autre côté une séduction pour la violence, comme un désir de damnation. C'est ce chemin qui va structurer le film dans un dilemme quasi-biblique.
Parce qu'il y a bien entendu quelque chose de biblique dans l'opposition entre les deux frères. D'un côté celui que tout le monde voudrait avoir comme fils, Jesse (Joseph Cotten), diplômé de droit, intelligent, calme, posé, réfléchi et promis à un bel avenir (avenir qui ne pourra commencer pour lui que lorsqu'il quittera cette propriété texane : là-bas ne put survivre que la violence) ; de l'autre côté le mauvais rejeton, Lewton (Gregory Peck), jeune homme violent pensant que la force suffit pour tout, aussi bien pour résoudre les conflits que pour séduire les femmes.
Ne sachant comment se poser, Peral va naviguer de l'un à l'autre. Jeune femme perdue dans un environnement qui lui est étranger, fascinée par le personnage de Laura Belle (Lilian Gish), la mère des deux garçons, elle va être animée successivement de la volonté de s'en sortir par le haut ou de s'enfoncer dans la glaise.
D'un certain côté, on peut affirmer que Duel au soleil est un des premiers grands films féministes. Non pas que le film de King Vidor se livre à de grands exposés sur la libération de la femme (nous sommes en 1947, ce serait anachronique), mais le scénario montre comment la psychologie de Pearl va être façonnée par les regards masculins posés sur elle. Dès la scène d'ouverture, elle est perçue comme un objet de désir, comme si son rôle était d'assurer le plaisir des hommes. Ce sera confirmé lors de son arrivée au ranch, lorsque Lewton va littéralement la réifier, la rabaisser au rang de chose. « Elle est à moi », « c'est mon bien », « personne ne prend ce qui m'appartient » : les citations du jeune homme montrent sa considération envers Pearl. Et cela aura de l'influence sur Pearl elle-même, qui va se voir elle-même avec le même regard qu'il a sur elle.
D'un autre côté, lorsque Jesse, Sam ou d'autres (Laura Belle entre autres) vont voir en elle un être humain capable de s'élever au-dessus de cette masse inculte, elle va chercher à s'en sortir par le haut.
A cela il faut ajouter ce faux prêtre, chasseur de péché, qui ne voit dans les femmes en général que des tentatrices qu'il faut purifier du péché. Celles par qui le scandale arrive.
Voici donc Pearl plongée dans un monde de testostérone en liberté, où la loi masculine dicte l'attitude des femmes, tour à tour objets de désirs ou pécheresses.
« Les femmes ne devraient pas avoir le choix, c'est de l'indécence », entendra-t-on même lors d'une danse...
Tout cela se déroule, bien entendu, dans un Texas qui est encore une terre inculte. Ce qui se passe dans l'énorme propriété est soumis aux seules règles personnelles imposées par le patron, surnommé Le Sénateur. Et c'est ainsi dans ce Texas placé entre les mains des propriétaires d'immenses domaines de plus dizaines de milliers d'hectares et qui imposent leurs lois.
Un épisode est significatif : une ligne de chemin de fer est en construction et doit passer par les terres du Sénateur. Celui-ci va se lancer dans une chevauchée effrénée avec l'ensemble de ses employés dans le but d'empêcher le train de passer sur son domaine, quitte pour cela à employer la violence. Hors, le chemin de fer représente ici plus que le progrès : c'est un projet fédéral soutenu par la justice et la cavalerie. C'est bien ici une entreprise de normalisation nationale, la volonté d'unifier un pays encore morcelé et d'imposer la loi républicaine partout. Et cela s'oppose aux lois personnelles de petites potentats locaux. C'est la justice contre l'auto-justice. Il n'est du coup pas surprenant que l'épisode, central dans le film, va définitivement sceller l'opposition des deux frères, entre Jesse respectueux de l'ordre républicain et Lewton qui, encouragé par son père, va s'enfoncer dans la violence criminelle en faisant dérailler les trains.
Le rôle des pères est primordial dans ce film. « Le péché des pères retombe sur les enfants », dira Scott, le père de Pearl, avant d'aller tuer sa femme. De même, nous apprenons, à la fin du film, que le passé du Sénateur et de Laura Belle, son épouse, est loin d'être un long fleuve tranquille également. Et les enfants héritent des situations laissées par les parents : le déclassement et les instabilités sentimentale et sociale pour Pearl, la criminalité pour Lewton, fils chéri d'un père qui a toujours pardonné tous ses excès.
Tout cela donne une situation complexe qui, sous certains abords, n'est pas sans annoncer A l'Est d'Eden par ses thématiques. Cette richesse, tant psychologique que politique, est une des grandes qualités du film.
A cela s'ajoute une réalisation absolument superbe. Les cadres sont magnifiques, la tension dramatique augmente progressivement tout au long du film jusqu'au duel annoncé par le titre. King Vidor multiplie les scènes qui symbolise le déchaînement de la violence ou des pulsions : les coups de feu tirés lors de la danse de la mère de Pearl, le galop incontrôlable des chevaux, l'orage...
Car, en plein Code Hays, Duel au soleil n'hésite pas à parler franchement de sexualité, de pulsions et de sensualité. En ce sens, le choix de Jennifer Jones est idéal, tant elle dégage une sensualité impressionnante. Gregory Peck a quant à lui un charme animal, cette séduction du bad boy qui lui confère un magnétisme à toute épreuve. Dans un jeu souvent cruel d'attirance-répulsion, ils forment un couple ambigu et magnifique (magnifique parce qu'ambigu).
Cela donne un western unique, dense, complexe et émouvant, remarquablement dirigé et interprété.