Filtré par la rétine Scorsesienne dès l'âge de trois ans puis réévalué à l'aune de son immense bagage cinéphile, le réalisateur de Casino n'a jamais caché l'attraction exercée par Duel au soleil sur sa personne tout en mentionnant ses imperfections. Les propos de Scorsese semblent déjà dater. Le discours autour du film de King Vidor autrefois fustigé pour ses excès plastiques et sa romance exacerbée se prête désormais à une nouvelle analyse. Jeter un regard soixante-quinze ans en arrière permet d'établir le delta artistique entre une production américaine contemporaine de belle ampleur et un projet cogité/piloté par Selznick. Penser le Cinéma est une histoire de sens donnée aux actions, d'architecture de l'image, de symbolisme des éléments et de perception de l'oeuvre hors de ses formes physiques que le Septième Art ne reflète plus de nos jours. L'ensemble des forces visuelles, narratives, thématiques de Duel au soleil s'inscrivent dans un même faisceau identitaire. Une vision unique encodée par un David O. Selznick démiurge responsable de sa création et du contentement de son auditoire. La gémellité avec Autant en emporte le vent comprenant une production dispendieuse atteste de la convergence de chaque technicien soumis au tempérament artistiquement destructeur de son grand ordonnateur. Car il s'agit ni plus ni moins de Jennifer Jones, maîtresse du producteur pour incarner la flamboyante Pearl Chavez, métisse aux yeux bleus océan. Un présent du nabab à sa muse à la mesure de la production pharaonique ballotée aux quatre vents. Inscrit dans l'histoire du cinéma comme un western pur, l'oeuvre de King Vidor s'étend bien au-delà de la mythologie de l'Ouest. Tentaculaire des genres s'il en est, le métrage garde en son sein des proportions mélodramatiques aux accents chromatiques volontairement outranciers. Une matrice qui aurait très bien pu servir de patron à Douglas Sirk de la même manière que l'on suppute l'influence du Niagara de Henri Hathaway sur l'oeuvre de Hitchcock. Sous ses atours de proto-mélo en Technicolor, Duel au soleil, ment au rythme de vingt-quatre images par seconde. C'est ce mensonge de Cinéma qui se refuse d'imprimer la réalité en embellissant les traits de ses interprètes et en saturant les couleurs du spectre. Après visionnage, la production Selznick laisse, au-delà d'un débat entre cinéphiles, une empreinte inestimable dans l'esprit de celui ou celle qui l'a contemplée du fait de sa nature profondément féminine. *Duel au soleil *se libère de l'étreinte apposée au genre par John Ford **et en particulier sa trilogie sur la cavalerie réalisée à la même époque. Bien que son titre fasse allusion à une femme*, She wore à yellow ribbon* dissimule fort mal son jeu. La silhouette paternaliste et rassurante de **John Wayne occupe toute la largeur du cadre éclipsant au passage l'intrigue secondaire dite "du ruban". À contrario, Selznick se joue du cliché westernien de son titre. Dans une ignorance totale, le spectateur subodore l'inévitable affrontement entre Joseph Cotten et Gregory Peck sous un soleil de plomb. Mais pour une fois l'écrasante densité masculine ne l'emportera pas sur le genre. S'il ne convient pas de parler de complexité scénaristique pour définir ce film, le caractère impétueux et passionné de l'écriture se connecte plus volontiers à un public féminin. L'ouverture en grande pompe sur la composition de Dimitri Tiomkin s'arc-boute sur un visage de squaw taillé dans le roc par l'érosion et presque en apesanteur. L'alchimie de l'astre solaire et de la physique concentrent toute l'omnipotence de ce sexe devenu fort. Sous le regard de son ancêtre de pierre, Pearl opposée aux préjugés, au patriarcat et à la tenaille d'une fratrie sensible à ses charmes trace son chemin en faisant ses propres choix.
Au fil des séquences, de son habillage esthétique (le Technicolor comme fonction cosmétique, littéralement on maquille la toile de cinéma) à la mise en image ronde, feutrée ou explosive, toute la conception visuelle s'articule autour du tempérament tour a tour combatif et soumis de Pearl Chavez. *Duel au soleil *ne se cache pas de sa nature genrée ni d'amalgamer ses formes artistiques au corps de Vénus. Un chef d'oeuvre de film, un chef d'oeuvre de femme.