Avec Interstellar, Christopher Nolan semble avoir pris un virage conséquent dans sa carrière. Loin de peindre des héros ou des rêves, le cinéaste cherchait alors à se rapprocher davantage d’une dimension proprement humaine qui semblait lui échapper jusqu’ici. Interstellar exposait de fait les effets du temps et des émotions sur l’expérience humaine. Le dernier long-métrage du réalisateur britannique demeurait néanmoins un doux fantasme, au sein d’un arc narratif complexe et voué à être déconstruit. Avec Dunkirk, Christopher Nolan semble se déprendre de ces artifices afin, peut-être, de saisir un peu plus encore ce qu’est l’expérience humaine ultime ; la survie.
« Survival is not fair. »
Guidé par Emma Thomas, sa femme et productrice, Christopher Nolan s’est lentement laissé glisser dans le cauchemar qu’a été l’évacuation de la plage de Dunkerque en mai 1940, lors de la déroute des forces alliées face à l’Allemagne. Loin de vouloir conter cet événement de manière linéaire, si ce n’est hollywoodienne, le réalisateur reste fidèle à ses ambitions et idéaux cinématographiques afin de faire d’un événement une histoire tragique, spectaculaire, humaine. Si l’arc narratif de Dunkirk semble simple, Nolan le mue cependant en un storytelling complexe, à même d’intensifier chaque épisode de l’évacuation de la plage.
Christopher Nolan esquisse ici une véritable géographie de la survie qui s’étend sur trois lieux et trois temporalités. Dès le prologue, Dunkirk nous livre les trois topoï qui s’inscrivent à l’écran comme autant de chapitres : le môle, la mer et les airs ; une semaine, un jour, une heure. Le temps et l’espace se font vite oppression et enferment les personnages dans une attente angoissante, dans une situation presque absurde que le réalisateur lui-même qualifiait de kafkaïenne. Cette référence semble d’autant plus juste que les soldats filmés par Nolan sont doublement métamorphosés : réduits à des dimensions microscopiques par la récurrence de plans larges, que ce soit sur la plage ou la mer, puis devenus une masse uniforme, si ce n’est informe sur le môle à l’approche de l’aviation allemande. Ces corps qui s’embrassent et qui se mêlent les uns aux autres viennent de ce fait mettre en relief l’obsession de Nolan pour cette jetée, mais aussi son envie de mettre en scène une vague humaine tout à fait singulière. Les bornes temporelle et géographique permettent par ailleurs de souligner la frénésie récurrente du cadre pour le réalisateur, traduite notamment dans un plan large entre deux mâts permettant au spectateur de contempler quelle est la situation sur la plage avant que ses personnages ne viennent se perdre sur la jetée.
« I am not going back. »
Nolan refuse néanmoins de peindre ses personnages de manière exhaustive et ne permet ainsi pas à la narration de faire part d’un quelconque background. Il s’agit en effet pour le réalisateur de plonger Dunkirk et le spectateur dans l’immédiateté de l’action et des émotions. L’ambition réelle de ce dernier semble ainsi évidente : faire vivre l’intensité d’un événement, à travers des épisodes aussi différents que semblables. Si elles sont à prime abord très différentes, les situations des différents protagonistes que suit la caméra de Nolan convergent toutefois vers une seule et même ambition : survivre. De façon spectaculaire, Nolan parvient à mêler trois lieux et trois temps grâce à un montage tant méticuleux qu’audacieux. Il dégage pour ce fait des motifs émotionnels éloquents, qui font réagir le spectateur, et propose alors des enjambements qui permettent alors de reconstruire tel ou tel événement en plongeant les points de vue les uns dans les autres ; en témoignent notamment deux scènes de noyade mises sur le même plan et pourtant éloignées géographiquement et temporellement.
Ceci nous permet par ailleurs de souligner le travail des acteurs qui parviennent tous à faire ressentir ce drame humain qu’a été, malgré son succès, l’évacuation de la plage de Dunkerque. De Fionn Whitehead à Cillian Murphy, chaque visage, chaque regard fait état de cette incompréhension, de cette crainte, de cette absurdité humaine qu’a été l’événement. Le tour de force de cette direction d’acteurs réside toutefois dans le fait que l’empathie que suscite chaque personnage ne vient que de l’immédiateté de ce qu’il réalise, invitant le spectateur à se déprendre de tout jugement moral et ainsi à se perdre dans le temps et l’action. Nolan déconstruit véritablement ces jeunes hommes afin de ne laisser parler que leur ressenti émotionnel face à un étau qui n’a de cesse de se resserrer ; de cette façon, Dunkirk ne saurait être autre chose qu’un insoutenable drame humain. Le récit d’une survie, non pas celui d’une guerre.
« Hoping for deliverance. »
Dunkirk parvient d’autre part à s’imposer comme une réalisation audacieuse dans son traitement du son et de l’image. Si le cadre tient une place importante vis-à-vis de la façon dont Nolan cherche à conter l’événement de 1940, il faut également souligner la recherche récursive de l’obstruction du cadre, tant du point de vue visuel qu’auditif. Chaque explosion, chaque vague semble ainsi s’emparer totalement du cadre, plongeant et les protagonistes, et le spectateur dans l’obscurité. Ce travail visuel n’a d’écho que l’œuvre sonore de Dunkirk, qui s’applique à mettre en place une dissonance constante entre un silence pesant et des pics sonores sans cesse accentués par leurs échos visuels précédemment évoqués. Cette dissonance se traduite parfois de manière étonnante, notamment lorsqu’il s’agit de mettre en scène des combats aériens plus silencieux que les pas des soldats dans le prologue. Il convient toutefois de mettre en exergue que ce silence ne se veut jamais paisible mais vient, au contraire, presque toujours se subordonner à la magistrale soundtrack de Hans Zimmer. Celle-ci se fait le métronome de l’angoisse et rythme les événements à un train d’enfer, traduisant par là même l’étirement et la condensation absolus du temps de l’action.
Alors que Dunkirk paraissait être la narration linéaire de l’évacuation d’une plage française en 1940, Christopher Nolan parvient à en faire un drame profondément humain, alors même qu’il se déprend de la singularité de ses personnages, de leur parole et de leur histoire. Il semble que le plan final du long-métrage est à même de retranscrire cette tension particulière en l’esquisse d’une tragédie et la peinture d’un événement historique ; le réalisateur britannique laisse encore une fois le choix à son spectateur entre un avion en feu, symbole de cet épisode de l’Histoire, et le regard silencieux du soldat Collins, étendard d’une humanité brisée. Plus que jamais Christopher Nolan assume ses ambitions proprement humanistes et signe une réalisation sensorielle vibrante, portée par une maestria technique incommensurable. Ainsi Dunkirk se révèle-t-il être un long-métrage aussi ambitieux que réussi, transcendant une nouvelle fois les genres desquels s’emparent le réalisateur de Memento.