D'Edouard Louis, j'ai surtout lu « En finir avec Eddy Bellegueule ». Depuis, le peu que j’avais écouté sur lui m’avait suffi : vu de loin, l’auteur me semblait ressasser les mêmes sujets. Toutefois, la sortie de ce documentaire, qui me fut de surcroît conseillé par une connaissance, m’encouragea à voir si, outre la transformation dont il nous parle sans cesse, le désormais célèbre transfuge de classe avait évolué depuis son premier ouvrage. Qu’apportent donc huit ans d’expérience et un passage au grand écran ?
A chaud, j’ai trouvé qu’il y avait des idées intéressantes. Par exemple, le fait de filmer la parole : au cinéma, la chose paraît contre-intuitive, et pourtant, le film réussit à tenir son pari de bout en bout, servi par l’aisance oratoire de son interprète. La précision des faits qu’il nous rapporte permet de se représenter l’évolution de sa vie en détail et de façon concrète.
Cependant, le film m'a paru répétitif, et ce malgré sa brièveté. Pour cause : la majorité des scènes consistent à suivre l'écrivain déambulant dans Amiens et racontant les souvenirs que lui rappelle son environnement. Or, lorsque l’arrière-plan n’est pas volontairement flouté, il est vide de monde. Alors qu’Edouard passe son temps à parler de ses relations passées, la caméra le désocialise entièrement. Rien n’existe que L(o)ui(s).
Conscient de la monotonie que cela pourrait engendrer, le réalisateur entrecoupe ces scènes via divers procédés, que l’on pourrait grossièrement regrouper en trois catégories : des passages où Edouard Louis lit des extraits de son œuvre dans une cabine d’enregistrement (il en est d’autant plus isolé, et seul dépositaire de l’autorité de textes qu’il a lui-même écrits), des représentations théâtrales de ses œuvres (où c’est à nouveau lui qui parle à travers les nombreux comédiens), et une compilation de ses plus célèbres entretiens télévisés (La Grande Librairie, Canal+, On n’est pas couché…) où les présentateurs ne prennent la parole que pour faire son éloge.
Alors qu’elles auraient pu servir de contre-puissances à son discours, ces scènes alternatives démultiplient un point de vue allant toujours dans la même direction. Il aurait pu être intéressant de faire parler Didier Eribon, pour savoir s’il avait vécu leur première rencontre de la même manière qu’Edouard Louis. De la même manière, le réalisateur aurait pu retrouver d’anciens élèves de collège ou de lycée : pour avoir échangé avec les premiers (eh oui : à quelques années d'intervalle, j'ai fréquenté le même collège que celui que l'on appelait encore « Eddy ») , ceux-ci nuancent souvent le portrait misérabiliste que l’écrivain dresse de sa propre vie, et il m’étonnerait que les seconds agréent au propos de leur ancien camarade lorsqu’il leur fait dire que s’ils disaient aimer son nom d’ « Eddy Bellegueule » c’était pour le cantonner à la pauvreté dont il provenait.
En bref, malgré ses forces, le dispositif cinématographique n’incite pas Edouard Louis à penser contre lui-même. Entre autres, il ne le pousse pas à répondre à la question que, pourtant, beaucoup d’intellectuels de gauche ont posé à son sujet : si l’on comprend pourquoi il a été si prompt à se détacher de ses origines populaires, en revanche, rien n’est dit sur la raison qui a mobilisé la bourgeoisie à lui faire si bon accueil. Pour un bourdieusien revendiqué, cet angle mort à propos des transfuges de classe a de quoi étonner !