La seule notion de base-ball que j'avais en m'installant dans la salle, c'était le mot home-run. Pas de chance, c'est le seul qui n'apparait jamais dans le film. La veille, on avait essayé de m'expliquer les règles dans les grandes lignes, en soulignant que grosso modo, c'était un sport laborieux, qui s'étirait infiniment et où les joueurs passaient le plus clair de leur temps sur le côté. On m'avait dit que c'était d'autant plus intéressant de regarder un film d'une heure et demi sur le base-ball sans en connaitre quoique ce soit, parce que je comprendrais d'autant mieux qu'il parlait en fait très peu de base-ball. Cette idée d'un oeil nouveau expliquait même selon l'équipe du film pourquoi le projet, comme Christmas Eve at Miller's Point, n'avait été sélectionné dans aucun festival américain, mais se retrouvait là, à la Quinzaine des Cinéastes à Cannes, l'une des compétitions les plus prestigieuses au monde.


Le concept d'Eephus est particulièrement bon, le genre d'idée qu'on regrette de pas avoir eue : deux équipes amateurs de base-ball, composées globalement de pères de famille, se retrouvent pour le dernier match dominical de leur vie, alors que le stade de leur petite ville périurbaine où ils se retrouvent chaque semaine doit être reconverti en école primaire. Le film les suit dans cette dernière rencontre, capte leurs interactions, leurs silences, leur ennui et leur amusement, toujours dans l'espace du stade.


Bon, je n'ai rien compris au déroulement concret de la partie dans le film, et j'ai eu du mal à dépasser la distance que ça créait en règle générale. Mes connaissances en base-ball s’arrêtent globalement à Twilight 1, et encore je ne crois pas que ce soit une représentation très fidèle du sport parce qu’ils courent vraiment vite dedans. Or la vitesse, on ne peut pas dire que ce soit ce qui caractérise les personnages du film, une bande d'hommes entre 25 et 60 ans pour qui le match du dimanche est plus un prétexte pour fuir la solitude que pour réaliser des prouesses sportives. Le film est rythmé par le lent déclin du soleil éclairant le stade (Lund est avant tout un directeur de la photo, et le film est très très réussi de ce point de vue là), et adopte une posture presque documentaire sur son sujet, traitant avec une grande pudeur ses personnages, dont on ne saura pas grand chose de personnel. Le réalisateur s'en tient aux limites du stade, et reste dans l'observation de l'instant présent. Les dialogues sont assez réduits, portant principalement sur les actions en cours sur le terrain, et tournent dès lors souvent en boucle. Peu de prises sont données au public pour entrer dans le film, même si certains personnages sont assez attachants (notamment Franny, qui vient tous les dimanches pour compter les points), parce que la simplicité de son synopsis initial n'est jamais bousculée : des hommes jouent vaguement au base-ball durant une dernière journée, puis s'en vont, quittant à regret un stade qu'ils avaient fait leur, où se sont égrenées les semaines et les années à grands coups de batte et de bières éventées.


Cette réserve du film, et cette fidélité au déroulé d'une partie somme toute assez chiante, sert en fait à mettre en valeur deux thèmes centraux : le collectif comme remède à l'épidémie de solitude des hommes aux États Unis et la lente disparition des tiers lieux à travers le pays. Pour ces pères de famille empêtrés dans leur incapacité chronique à communiquer, le sport en fin de semaine devient un exutoire, une occasion d'être ensemble et de faire corps. Cette réunion hebdomadaire prend place dans l'un des rares tiers lieux (ni la maison ni le bureau) encore accessibles dans les zones périurbaines, le stade, synonyme pour eux d'un écoulement différent du temps loin de toute logique productiviste.


Cette absence de contrainte est parfaitement incarnée par la manière dont les joueurs jouent au base ball. Le temps s’étire, les points durent infiniment longtemps, on se perd dans le compte, on recommence, on fait des pauses: le temps ne sera pas ici millimétré. Chacun entretient son rapport personnel au sport, lui applique un rythme propre, et c'est bien souvent la seule information sur les différents personnages qu'on aura - et en même temps, ça en dit déjà long: l'un arrive en retard, l'autre prend la partie beaucoup trop au sérieux, un autre préfère trainer sur le côté pour boire une bière... Comme des respirations, le film ouvre également d'autres petites fenêtres sur le microcosme entourant le stade, du vendeur de glace aux deux spectateurs et demi du match. Le résultat sportif importe évidemment peu à la bande d’amis, et la perspective de la fin d’une époque les poussent à prolonger la partie après que le soleil se soit couché, en éclairant astucieusement le stade (plus belle scène du film).


Le film est une invitation à prendre le temps, à former d’autres liens, d’autres façons d’être ensemble. C’est peut être pour ça qu'on n'y parle pas de home run en fait : un home run est un exploit, une performance exceptionnelle, une manière de dépasser la montre. L’inverse du film, qui assume dès ses premières minutes qu'il ne s'y passera pas grand-chose. C'est sa force mais aussi sa limite : il ne progresse volontairement pas dans son propos, en reste au stade de la photographie d'un moment plutôt que de son exploration. En ajoutant à ce parti-pris que je ne captais rien aux règles du sport, je me suis quand même pas mal ennuyée, d'où ma note mesurée, mais après tout, un eephus, c'est un tir anormalement lent, au point de provoquer la surprise.


Pourtant, une semaine après, j'en garde étrangement un très bon souvenir, une sorte d'énergie de bière tiède, de journée de juin, d'extérieur, quand l’ennui et la chaleur rendent légèrement somnolente, de discussions sans fil. Il faut se mettre dans une sorte de transe pour apprécier pleinement l’ambiance (la séance du dimanche à 8h45 après trop peu de sommeil fonctionne très bien).


Pour mes mordus du son le son est en 5.1 ce qui fait vachement sursauter quand vous vous mettez à fermer l'oeil mais qui crée un effet immersif certain lorsque la batte frappe la balle. C'est d'autre part souvent drôle, de manière subtile tenant à une moue ou à un regard, ou par quelques échanges de répliques bien rythmées entre les joueurs, ce qui permet de se replonger dedans quand on décroche un peu.


S'il avait été français, le film se serait fini sur l'organisation d'une action collective avec implication des syndicats locaux pour sauver le stade, barbecue et CGTistes. Au lieu de quoi ici, chacun remonte dans sa voiture, retombe dans le silence, quitte solitairement les lieux. Je ne connais toujours pas grand-chose au base-ball, mais j'ai compris ce que voulait dire "eephus".


Ps- message d'avertissement au réalisateur: pendant la séance de questions à la fin du film ma voisine a noté MOT POUR MOT chacune de vos réponses dans une note intitulée "On Carson Lund" sur son téléphone, depuis votre lieu de naissance au moment où vous aviez ri, ce qui m'inspirerait une légère angoisse si j'étais vous donc je partage l'info.

Pps- à mes éclaireurs: Le remake français sur le terrain duperré est 100% à envisager contactez moi pour entamer les négociations

canutins
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le 25 mai 2024

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