Il y a quelques années maintenant, la vidéo d’un célèbre « YouTuber » cinéma, alors toujours accompagné de sa pelle, me faisait découvrir l’existence de ce film dans le cadre d’une chronique sur les « Midnight Movies », dont El Topo fut le premier représentant avéré. Depuis, le film qui fit la renommée d’Alejandro Jodorowsky figurait parmi ces œuvres inaccessibles auxquelles il fallait se confronter pour franchir un cap dans ma culture cinématographique. Alors, comme El Topo lui-même, je vins, au cours de mes errances, affronter cette œuvre singulière a bien des égards.
Dès le début du film, Jodorowsky caractérise la taupe, animal souterrain et quasiment aveugle, ébloui dès qu’il entre en contact avec la lumière du jour. Cette introduction vise, bien sûr, à établir un parallèle avec le personnage principal du film, El Topo. D’emblée, Jodorowsky nous plonge dans un monde désertique où la mort a tout ravagé, où le sang forme une rivière macabre, dans une première scène qui se déroule dans un village décimé par un massacre, premier tableau silencieux illustrant le purgatoire dans lequel erre El Topo avec son fils. Immédiatement, le film s’inscrit dans le genre du western, mais s’il en a l’apparence, il cherche surtout à se jouer de ses codes. Des parallèles s’établissent avec le cinéma de Sergio Leone, mais Jodorowsky s’amuse à toujours prendre le contre-pied des attentes du spectateur. Alors qu’une musique d’horloge conditionnait le compte à rebours du duel dans Et pour quelques dollars de plus, Jodorowsky utilise un ballon de baudruche qui se dégonfle. Dans une scène rappelant le final du Bon, la Brute et le Truand, alors en extérieur, les pas d’El Topo résonnent comme s’il était dans une grande pièce, déstabilisant une fois parmi tant d’autres le spectateur.
En effet, si El Topo peut reprendre des thématiques déjà présentes dans certains westerns, la forme qu’il prend n’a aucun équivalent. Dans sa volonté de prôner la liberté artistique, Alejandro Jodorowsky déconstruit le genre du western, noie la trame de son film dans des scènes souvent surréalistes voire absurdes, donnant par moments à son film des allures de tableaux dignes de Dali ou de Magritte. La démarche du cinéaste est ici déjà assez radicale, même si l’intrigue demeure intelligible. Car El Topo développe des thèmes chers à Jodorowsky, comme la foi, la spiritualité, une forme de critique de la société, et la transcendance. Pour être concis, El Topo raconte la quête d’un homme qui cherche la perfection, mais qui sera confronté à l’échec, arrivant toutefois à une forme d’élévation qui le fera reconsidérer le monde, pour un temps tout du moins. C’est l’image d’un homme qui erre sans but et qui, une fois celui-ci trouvé, en creusant telle une taupe, se retrouve noyé dans un océan de vices qui le fait passer de l’approche certaine de la perfection à l’admission de la triste réalité. La seconde partie du film, quant à elle, se présente comme le parfait reflet de la première, partant de cette perfection pour aboutir au même constat que la première partie.
El Topo est un film dont la complexité réside dans la capacité ou non à admettre la démarche de Jodorowsky, et à cerner le sens des images, qui n’est pas tant celui que le cinéaste leur confère que celui que nous leur donnons. Sang, sexe, laideur, vices, sont des éléments que le cinéaste illustre ici de nombreuses manières pour, d’une part, dénoncer les travers du monde qu’il décrit et, d’autre part, confronter le spectateur à son propre jugement et à ses propres travers. Cette manière de suivre des parti pris artistiques très particuliers, au delà de répondre à un besoin profond d’expression du cinéaste, vise à atteindre l’âme même du spectateur, pour ne pas se contenter d’être une simple œuvre que l’on voit et que l’on enferme dans notre armoire à souvenirs. L’oeuvre doit avoir une emprise sur notre propre conscience pour nous mener à réévaluer nos paradigmes et nos valeurs.
Dès lors, le succès du film dans les séances de minuit new yorkaises du début des seventies n’est pas une surprise, tant El Topo semble répondre à un besoin de repousser les limites, de s’extirper des canons pour proposer une alternative. La démarche, audacieuse et, surtout, très personnelle de la part d’Alejandro Jodorowsky, en laissera certainement plus d’un(e) sur le carreau, mais ce n’est pas le soucis principal du cinéaste. Difficile de mettre des mots sur ce film alors que le générique de fin se déclenche, de caractériser ce périple initiatique qui nous égare à bien des reprises et qui nous oblige à lâcher prise pour le suivre. El Topo prend, en tout cas, la forme d’un avènement pour un artiste, qui, quelques années plus tard, mènera à La Montagne Sacrée.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art