Qu'est-ce que la Violence ?
Comment répondre à cette question de la manière la plus juste qui soit ? Comment parvenir à retranscrire toute l'ampleur de la Violence, toute sa complexité, toute son absurdité ? Comment parvenir à éveiller les consciences, et à remuer le spectateur dans ses entrailles profondes ?
Grand cinéaste pour la télévision anglaise au service de la BBC, Alan Clarke a toujours eu l'intention d'observer la Violence à travers son œuvre, de la scruter, de la comprendre, et d'en envisager le maximum d'enjeux. Jusqu'alors, son style était différent, d'avantage axé sur le cinéma-réalité, s'intéressant de près aux facteurs sociaux, psychologiques, et sociologiques. Au fil de ses longs-métrages, il s'est radicalisé et a sans doute ruminé cette œuvre-phare qui conclurait logiquement sa belle carrière, étant donné qu'il est atteint d'un cancer incurable, dont il va d'ailleurs mourir peu après en avoir fini l'interminable montage. Une anecdote bouleversante !
Plutôt que de nous barber comme les autres films avec des durées interminables de plus de 2 heures, il choisit de concentrer ses efforts sur un format de moyen-métrage d'une quarantaine de minutes, une durée idéale à l'exercice en somme. "Éléphant", c'est un extraordinaire concept de cinéma expérimental, une succession de 18 plans-séquences parfaitement exécutés. Systématiquement, la caméra suit de dos la progression d'un inconnu surgissant de nulle part pour commettre froidement un meurtre atroce, ou plus rarement pour en être l'innocente victime. Il n'y a aucun personnage, il n'y a aucune explication, rien n'est psychologisé, rien n'est humanisé, il y a seulement cette mécanique tragique d'une puissance métaphysique hors du commun, d'une cruauté inqualifiable.
Ce qui m'impressionne le plus, mais qui en a dérouté plus d'un, c'est ce style épuré à l'extrême. Il n'y a pas de dialogues, pas de musique, pas de scénario. Plus aucun code habituel donc, ce qui signifie pour moi la suppression du superflu. Cela permet de nous faire ressentir la tension inhérente aux images, et d'en augmenter considérablement l'impact. Une concentration est indispensable pour juger "Éléphant" à sa juste valeur, car il s'agit d'un habile jeu de variation entre des scènes à priori identiques, où chaque détail a une importance, une signification, une grandeur, une force. Techniquement, c'est d'une finesse sans pareille, notamment dans le choix des couleurs, souvent froides et déprimantes. Les décors naturels sont faussement dépouillés, tout ce qui passe dans le cadre a été pensé longuement, rien n'est dû au hasard, vous pouvez me croire.
Au niveau du son, il n'y a que des bruits ambiants angoissants, ainsi que la marche déterminée des criminels. Par conséquent, même les bruits de pas, leurs rythmes, ainsi que les regards et les gestes prennent donc des places prépondérantes au sein de l’œuvre. La plupart des mouvements, eux, sont chorégraphiés avec soin dans le but de faire ressentir quelque chose de plus profond. Les éclairages sont également sensationnelles, tantôt des lumières nocturnes, tantôt des lumières matinales, tantôt des lumières industrielles, ce qui procure une impression de clandestinité, une impression d'hostilité. L'omniprésence des néons en dit long. Ce sont des lumières éblouissantes, agressives, inhospitalières, déstabilisantes : une métaphore de la Violence ? Un peu saugrenu je vous l'accorde, toujours est-il que ces néons sont propices au climat de terreur extrême dans lequel nous sommes plongés.
Dans les lieux les plus banals, tels que des toilettes, des parkings, des hangars, des rues, des maisons, des lycées, des stades, se jouent les meurtres les plus sordides. Sordides dans le sens où ils sont commis sans émotions, sans états d'âmes. 18 meurtres en 40 minutes, c'est lourd à admettre, lourd à assumer pour le commun des mortels, d'où certaines réactions honteusement négatives de spectateurs. L'auteur n'en est pas responsable, car il a bien instauré une barrière entre le spectateur et le tueur que l'on suit. Au commencement de la séquence, on se retrouve dans la peau d'un tueur, un peu comme dans les FPS, c'est la fonction cathartique, c'est-à-dire que l'on peut considérer ça comme un bon défouloir. D'un regard assuré, le tueur arrive sur les lieux du crime avec une démarche quasi-robotique.
Sans une once d'hésitation, il procède à l’exécution sommaire de sa victime par un ou plusieurs coups de feux, parfois même en l'achevant au sol, puis il s'enfuit impunément, tandis que le spectateur, lui, va se retrouver prisonnier de la situation au cours d'un impressionnant plan fixe sur le cadavre où l'on découvre avec stupeur la gravité de l'acte pourtant si rapide et si simple à effectuer en apparence. Un meurtre a eu lieu sans encombres sous nos yeux. Pourtant, terribles en sont les conséquences. Je ne peux m'empêcher de retenir mon souffle quand la caméra opère un gros plan sur la gâchette de l'arme. Une petite pression avec le doigt et la balle part droit dans le corps de la victime. La sonorisation du coup de feu constitue un choc inimaginable, puis retentit en écho dans l'esprit du spectateur éreinté par ce qu'il vient d'observer.
Nous découvrons alors avec effroi un cadavre d'être humain étendu sur le sol, réduit à l'état de chair. Cela fait froid dans le dos, quelques minutes ont suffi pour tout détruire, nous ne sommes plus rien, plus rien si ce n'est une particule minuscule de l'Univers pesant tout son poids sur le Cosmos. Alors c'est ça la Vie ? Vraiment ? Ôter la vie d'un individu est aussi facile que ça ? Un mouvement de doigt sur un objet, en l’occurrence un calibre, et c'est terminé ? Alors là, on comprend mieux la vacuité de la Vie ? Alors là, on comprend mieux l'aspect misérable de notre Nature ? Sommes-nous que de la chair pure et dure ? Alors là, on comprend mieux l'horreur actuelle de notre Société qui s'amuse constamment à mettre en scène la Mort et la Violence dans une optique de divertissement. Ici pas d'hémoglobine, de giclements de sang, de sources d'amusement ou autres conneries de conditionnement moral, c'est un spectacle morbide telle qu'il devrait être représenté normalement. Déroutant, Harassant, Déstabilisant, Absurde, Tragique, Désespérant, les adjectifs me manquent ... Une Étrange Fascination mêlée à une forte dose de Dégout Primaire.
Au final, on pourrait se dire qu'il ne s'agit que d'un modeste exercice de style pour montrer les mécanismes de banalisation de la Violence au quotidien, ce qui n'est pas faux en soit, mais "Éléphant" je peux vous assurer que c'est beaucoup plus riche que ça, bien que son style soit contradictoire. Contradictoire, car cette prise de conscience peut avoir des valeurs instructives pour la population, alors que le style s'impose comme terriblement élitiste. Peut-être qu'Alan Clarke était pris entre deux feux ? Ce n'est pas impossible. En un sens, ça prouve que le problème est tellement ancré dans la société que la plupart des gens ne parviennent même pas à comprendre la démarche pertinente de l'auteur. Gus Van Sant aura tenté vainement de replacer son génie au centre de l'attention, en reprenant le même titre en guise d'hommage. Au passage, il ne se sera pas gêner pour pomper quelques techniques, et les replacer dans un contexte "grand public", "pédant", avec pour objectif assumé de glaner la Palme d'Or à Cannes. Pari réussi me direz-vous ? Quoique, les rares personnes qui auront vu les deux versions préférons nettement le remake plus populaire et plus accessible. Ça partait d'une bonne intention, finalement, ça n'aura servi à rien, si ce n'est à rabaisser l’œuvre d'origine pourtant bien plus ambitieuse. Oh que je divague, je n'aime pas ça ! Une conclusion s'impose.
Paradoxalement, je ne recommanderais pas "Éléphant" à grand monde, si ce n'est à ceux qui sont habitués aux démarches expérimentales hors normes, ceux qui apprécient habituellement le cinéma en tant qu'Art, ceux qui apprécient le cinéma exigeant, ceux qui aiment dialoguer avec leur subconscient, ceux qui aiment passer au delà des images, que ce soit pour construire leurs propres réflexions, épouser le point de vue de l'auteur, voir des résonances plus personnelles, je pourrais continuer encore longtemps comme ça. En gros, "Éléphant" pose le cinéma comme un Art de l'Incarnation cherchant à créer des émotions plus subtiles, cherchant à créer un sentiment d'irréalité au sein même du réel, cherchant à procurer des sensations insaisissables. Un déballage technique millimétré pour un film beaucoup plus grandiose qu'il n'y paraît. Cette rareté ne se digère pas forcément du 1er coup, il faut souvent persévéré, multiplier les visionnages, afin d'en cerner la logique ainsi que les innombrables subtilités. Je rame à l'écriture de cette critique, j'ai un mal fou à mettre des mots sur un caractère cinématographique aussi unique. Encore une fois, une telle personnalité d'artiste, une telle estime du cinéma, ça fait chaud, c'est tout ce que je peux dire. Alan Clarke je te le dis, tu as frappé fort, tu peux mourir en paix !
PS : Critique provisoire qui sera, je l'espère, nettement amélioré avec le temps, le temps d'en peaufiner ma perception. Je voulais tout de même défendre mon point de vue, rétablir une justice sur ce chef d’œuvre expérimental, même si c'est brouillon et maladroit comme texte, je m'en excuse. Je vous assure que mettre des mots sur une telle adoration s'apparente à un sport extrême ...
Pour les intrépides : http://m.youtube.com/watch?v=KyRL73HIvqg