Elephant
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Elephant

Court-métrage de Alan Clarke (1989)

De manière évidente, le thème de la violence se trouve au cœur de l'œuvre d'Alan Clarke ; cependant, en une dizaine d'années, son traitement aura bien évolué. Le cinéaste britannique se livre d'abord à une véritable étude du thème à à travers une approche d'ores et déjà forte et viscérale mais accordant une place importante aux facteurs sociaux et politiques (voir « Scum » en 1977 et « Made in Britain » en 1982). Mais les années passent, et la violence ne se voit atténuer par aucun remède – en particulier dans son pays, le Royaume-Uni de Tatcher, incapable de trouver une solution aux divers problèmes qui l'agitent. Sans compter l'omniprésence de l'IRA. Devant cette incapacité générale à soigner la société de ces maux, Clarke semble alors adopter un nouveau postulat : puisque chercher à expliquer la violence est inefficace, contentons-nous de la montrer, sous toute son ampleur et son absurdité.

« The firm » témoigne déjà de cette prise de cette volonté de mettre à nu la violence – ici celle, effroyable et débile, de supporters de clubs de football. Les affrontements y sont éprouvant, et les personnages sont traités sans psychologie, renvoyant ainsi la réalité mise en scène à un terrifiant mystère – tant le motif du déchaînement de violence semble être puéril. Dans « Elephant », la violence ne renvoie plus à rien, si ce n'est qu'à elle et à son propre mécanisme. Pendant 39 minutes, Alan Clarke ne fait presque que répéter un même motif : un (ou deux) individu(s) marche(nt) longuement, impitoyablement suivis par la caméra, jusqu'à trouver un nouvel individu, qu'il(s) abatte(nt) froidement. Il(s) s'enfui(en)t alors, laissant le corps ensanglanté couché sur le sol. Première chose marquante : la violence mise en scène se retrouve dans le dispositif même. En effet, les travellings – très lisses, et dont la tonicité génère une certaine tension – accompagnant la venue puis la fuite de l'assassin dessine dans l'espace filmé une trajectoire épousant parfaitement la montée de la tension jusqu'au point de rupture, puis sa diminution ; comme la caméra s'avance jusqu'à la victime pour rebrousser chemin. Mais Clarke ne s'arrête pas là, découpant la violence qu'il filme en deux temps forts : le premier est celui que nous venons de mentionner, qui se trouve être le point d'orgue du déplacement des personnages dans l'espace, autrement dit se situe dans la continuité du mouvement. Le deuxième temps fort consiste simplement en un plan fixe sur le cadavre de la personnes assassinée ; mais ce plan intervient en cut juste après que la caméra a accompagné le tueur hors du lieu du meurtre, introduisant donc une surprenante discontinuité dans un montage jusqu'à alors d'une linéarité parfaite en ce qui concerne la gestion de l'espace. En décomposant chaque meurtre en deux temps, Clarke évite l'effet pervers de donner au spectateur le rôle de l'assassin ; nous ne pouvons pas nous enfuir avec lui, nous sommes contraints de revenir brutalement contempler la conséquence de l'acte qui vient d'être accompli ; ainsi, malgré l'aspect mécanique du dispositif, le cinéaste réussit à faire intervenir la conscience de chaque spectateur ; du moins pour un meurtre.

Car, si une durée de 39 minutes peut paraître courte sur le papier, c'est long en pratique, très long même. Plus le temps passe, plus le film devient pesant, les meurtres s'enchaînant toujours de la même façon – ou presque, les modalités changeant très peu : les lieux, les acteurs, et à l'occasion la mise en scène de l'arrivée du tueur. Si on était au début alertes, très attentifs, on finit par devenir de plus en plus passif : la mécanique soigneusement élaborée par Alan Clarke, répétée ad nauseam, a fini par nous aliéner. Face au triste spectacle auquel nous assistons, notre conscience brutalement sollicitée s'évanouit peu à peu. Elle vient de subir la même trajectoire que celle que semble avoir suivi Clarke lui-même le long de sa carrière ; cherchant d'abord à réagir émotionnellement et intellectuellement, à chercher des explications, elle s'abandonne à un vide terrifiant, au plus profond de l'absurde.
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le 19 août 2013

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