Peut-être l'avez-vous compris avec le titre, mais cette critique ne s'intéressera qu'au début du film, où l'homme-éléphant va de plus en plus se découvrir. C'est un projet d'école, donc c'est normal si ça fait très scolaire.
David Lynch est un artiste, de façon générale, mais surtout un des réalisateurs les plus influents de sa génération, aux films devenus cultes et au style inimitable et radical. Si bien que nous pouvons, soit adhérer complètement aux choix stylistiques de ce dernier, se laisser porter par son univers et être hanté par nombre de ses plans et par des questions laissées sans réponses, soit rester très endehors de l’œuvre et passer son chemin. Qu’ils soient adorés ou détestés « Eraserhead », « Blue Velvet », « Mulholland Drive » ou encore « Lost Highway » ont su, d’une manière ou d’une autre, marquer leur public, du fait de leur aspect si particulier. Mais, le film porté à notre étude est un film bien plus accessible, du moins en apparence…“Elephant Man”, est un film au casting cinq étoiles, ayant obtenu pas moins de quatre prix, dont le
César du Meilleur film étranger. Il est réalisé en 1980, soit trois ans après « Eraserhead », est son
deuxième long-métrage et est sans aucun doute, le premier grand succès du cinéaste.
Le film met enscène un chirurgien, interprété par Anthony Hopkins, intrigué par ce « monstre » au surnom éponyme, du fait de ses déformations, va réussir à le faire sortir des griffes du cirque et découvrir unhomme : John Merrick (interprété par John Hurt) qui fait preuve d’une intelligence remarquable. “Elephant Man” est un film d’une puissance et d’une sensibilité exceptionnelle. Et ce, justement, grâce à ce personnage qu’est l’homme-éléphant et dont la vision de sa réelle apparence se fait attendre. En effet, nous allons, lors de cette étude, nous intéresser à sa révélation. Nous tenterons également, de montrer que Lynch joue avec le regard des spectateurs et avec ses émotions : comment le spectateur le perçoit-il au fur et à mesure que l’on apprend plus sur lui, jusqu’à sa révélation ? Enfin, nous essaierons de savoir si ce métrage est bien un film de Monstre ou non. Nous répondrons à ces interrogations, en suivant le fil de l’œuvre, pour rendre compte de cette progression.John Merrick, plus connu sous le surnom « Elephant Man » qui lui colle à la peau, est au centre du film : c’est le titre de ce dernier et ce n’est pas le personnage d’Anthony Hopkins que l’on voit sur l’affiche, mais bel et bien celui de John Hurt. Pourtant, Lynch va s’amuser à cacher et divulguer sommairement, aux spectateurs, la vision de son personnage, durant cette sorte d’introduction, afin d’attiser la curiosité du public.
Lors de la séquence d’ouverture, un visage féminin s’illustrera devant nous : celui de la mère de
John. Le plan s’arrêtera sur un gros plan exposant les yeux de cette femme, montrant dès à présent l’importance du regard dans ce film. Mais entrons réellement dans le vif du sujet : les prochains plans présentent des éléphants. Le réalisateur joue déjà avec le regard du spectateur en présentant une vision fantasmée de cet « homme-éléphant ». Lynch lui offre la première partie du titre : des éléphants. L’homme viendra plus tard, mais pour l’instant le spectateur ne peut que s’attendre à voirl’animal. Nous pouvons même dire que l’on nous présente un monstre, puisque toute cette entrée enmatière très lynchéenne, donne une impression de malaise. Effectivement, nous pouvons remarquer un effet de surimpression, des arrêts sur image et des fondus au noir qui viennent créer des ruptures dans le montage, rendant la séquence plus dérangeante qu’elle ne l’est déjà. L’action est saccadée etl’image est remplie de flou de mouvement. Nous pouvons, aussi, entendre des sons angoissants ainsi que des barrissements qui semblent venir de cette femme. Une scène surréaliste, où tous les effets sont employés afin de rendre l’éléphant terrifiant et où une certaine tension commence à s’installer. Enfin, une fumée envahit le champ, des cris de bébé se font entendre… John est né. Le spectateur sait maintenant, avec la surimpression, que la femme et l’éléphant sont liés, instaurant un
mystère encore plus poussé autour du protagoniste et préparant le spectateur a une vraie vision d’horreur…
Le récit commence véritablement avec le personnage d’Anthony Hopkins, dans une foire où
plusieurs numéros, plus incroyables, les uns que les autres se défilent sous nos yeux. Néanmoins, Frederick ne s’arrête pas et semble être attiré vers un chapiteau dont la pancarte indique « FREAKS » qui signifie ‘monstres’, en anglais. Nous comprenons que l’homme-éléphant s’y trouve et ce, pour une bonne raison. Le spectateur n’a plus que l’image du monstre en tête. Dans ce chapiteau, notre personnage va voir d’autres numéros que l’on veut rendre étrange et dérangeant. Eneffet, ces personnes sont rendues disgracieuses du fait de leur posture et de leur costume. Nous y voyons également, un fœtus dans un bocal, des personnes en cage, etc...tout est mis en œuvre pour accentuer leur différence. Nous sommes entrés dans l’antre de la folie, dont le bout promet un spectacle inoubliable. Tellement abominable qu’il dégraderait le public et la créature elle-même. Les autorités sont donc obligés d’intervenir. De plus, on y utilise les mots ‘creature’, ‘freaks’ ou encore ‘treasure’, mais à aucun moment, le mot ‘man’ n’est utilisé. Ce sont des choses que l’on expose pour le simple plaisir de l’oeil humain : ce sont des objets de divertissement. Nous comprenons que nous n’avons affaire à rien d’humains, à un objet, à une créature. Aussi, certaines personnes en sortent déboussolées. La vision de cette chose est tellement horrible que même nous, spectateurs, ne pouvons la voir. Il ne nous reste, alors, plus que cette pancarte affichant pour la première fois l’appellation ‘Elephant Man’ et notre imaginaire, la vision du monstre étant retardée. Néanmoins, l’installation d’obstacles à la vue de ce phénomène, amplifie notre volonté de le voir. Lynch fait donc appel (et confiance) à notre fascination morbide...
La scène suivante nous fait voir le métier du chirurgien Frederick Treves, en pleine opération. Il y a donc du sang, visible, le patient étant dans un grave état. C’est-à-dire que le réalisateur a jugé
acceptable de nous montrer ce plan, de face et de façons flagrante et non le monstre. Ce dernier est, donc, plus atroce que cette opération sanglante. Cette scène présente deux lignes de dialogues intéressantes. L’une montrant qu’il est impossible de raisonner avec une machine, d’interagir avec elle. Cela n’est pas sans rappelé l’homme-éléphant, avec qui nous n’avons eu aucune interaction. Créatures, monstres et maintenant machines. L’autre, plus évidente : ‘Did you see IT ?’ Le pronom ‘it’ est utilisé pour désigner une chose, un objet, un sujet qui n’est pas humains. Cela permet à Lynch d’enfoncer le clou sur la nature du phénomène. Lors de la prochaine séquence, le chirurgien, poussé par sa curiosité, quitte les beaux quartiers pour
s’aventurer dans des lieux moins familiers, pour aboutir à un endroit sombre, miteux et lugubre.
Nous pouvons apercevoir une affiche indiquant le nom de la créature, ainsi qu’un dessin le
présentant, toujours dans cette idée fantastique, dans toute son animalité. Un dessin qui ne
ressemble, d’ailleurs pas à un éléphant et dont l’inscription ‘the terrible’ vient prouver l’action des policiers à l’égard de ce spectacle. Treves va réussir, néanmoins à assister à ce dernier, en privée. Il va entrer dans une sorte de cave, un endroit étroit et sombre, à l’abri des regards. Le silence résonne, la musique est, tout aussi sombre avec de lourdes basses. Mr. Bytes (qui est d’ailleurs un homonyme de ‘bites’ qui signifie ‘morsures’ en anglais, prouvant son caractère détestable) va commencer son spectacle en racontant l’histoire de son trésor, comme on raconterait un véritable mythe en utilisant les mots suivants : ‘créature’ et ‘île africaine inconnue’. Cela ajoute un nouvel élément à notre imaginaire : l’inconnu amplifie le mystère tout en attisant encore plus notre curiosité. L’intérêt du spectateur est alors à son paroxysme, tant et si bien qu’il a besoin de voir poursavoir. Rester dans l’inconnu le démange. Et c’est à ce moment précis, que Lynch décide de nous récompenser de notre attente. Entre excitation et effroi, nous découvrons pour la première fois la silhouette de l’homme-éléphant à travers le regard de Treves. Mais, c’est également, à ce même moment qu’une certaine frustration va naître. En effet, la créature est plongée dans l’obscurité et nous ne pouvons le voir que pendant quelques petites secondes et jamais face au public. La créature restera hors-champ, durant le restant de la séquence, ne nous laissant que le son de sa respiration cassée et grave. Cet événement permet au cinéaste de maintenir le spectateur captivé, toujours avide d’en voir plus. Nous pouvons uniquement nous rabattre sur l’expression faciale de Treves, avec ce travelling avançant, finissant sur un gros plan de son visage, totalement chamboulé, ébahi, avec une
larme coulant le long de sa joue, inconsciemment. Un plan assez long, comparé aux plans montrant la créature. Cela permet au spectateur de ressentir toutes ses émotions à son tour, grâce à Treves, donc, par procuration. La musique se fait, alors, moins discrète, où les cordes vont chercher des notes aiguës dans un registre mineur pour retranscrire un mélange d’émerveillement et de tristesse.
La prochaine séquence présente l’arrivée de l’homme-éléphant à l’hôpital, afin d’être examiné par le docteur Treves. Le début de cette partie, paraît tout à fait normal, comme le prouve ce bruit de fond : les gens parlent et il n’y a pas de musique. Il n’y a, donc, que des sons diégétiques. Mais, quelqu’un, ou plutôt quelque chose, va venir déstabiliser cette situation et la rendre extraordinaire. En effet, lors de son arrivée, la foule se tait, les bruits s’effacent pour ne rester que leurs expressions faciales, face à cette créature, qui leur laisse sans voix. A noter, que nous observons d’abord les réactions de la foule, pour rajouter du suspens, avant de pouvoir enfin le voir, caché sous diverses couches de vêtements, mais en pleine lumière et nous le voyons entièrement, pour la première fois. Le spectateur devra alors, encore attendre et n’est pas encore arrivé au bout de ses peines. Mais, uneétape a été franchie, néanmoins. Nous basculons, donc, dans un autre univers, comme le prouve cette musique extra-diégétique qui intervient dès l’arrivée du fantastique, pour ainsi dire. Une musique discrète, sobre, où une seule note aiguë se fait entendre et se répète en s’amplifiant a chaque fois, afin de décrire l’avancée du monstre. Ce qui donne un effet plutôt sombre et instaure une certaine tension, une nouvelle fois. La musique est accompagnée d’une respiration audible et saccadée. Mais c’est durant ce passage que quelque chose va se créer. Un soupçon d’empathie va naître dans l’esprit du spectateur en entendant cette respiration et en voyant le pas fragile de cet être. Ce dernier devient, alors, l’attraction de la salle et tout, dans la mise en scène, va être mis en place,
pour faire en sorte qu’il soit à l’écart du groupe, tout simplement différent, si bien qu’il ne peut
interagir avec eux. En effet, il va tout d’abord être jugé par ce public, montré en contre-plongée,
pour symboliser leur force face à lui : un garçon va faire référence à l’odeur infecte du nouveau
venu, ce qui va ajouter un élément répulsif envers ce personnage. Le cocher, quant à lui, aurait
voulu se trouver dans une autre pièce, en témoigne son expression faciale qui se rapproche du
dégoût. Il ne vient que pour son argent et s’en va. D’ailleurs, il hésite avant de dire le mot
‘gentleman’ en parlant de son voyageur. Et le spectateur, aussi, a du mal à croire qu’il s’agit bien
d’un homme en-dessous de ces vêtements. La secrétaire, ne va, quant à elle, même pas pouvoir finir sa phrase :
‘ Sir, this um… He says that um…’.
Revenons sur ce cocher et observons la direction d’acteur de Lynch : le cocher va sourire, en recevant son argent, mais va très vite le ranger en se tournant vers l’homme-éléphant. En partant, il ne va même pas lui adresser un dernier regard et va baisser les yeux et s’en aller. Lors d’un plan précédent, nous pouvons observer, dans un même plan : le cocher, les infirmières et le reste du décor, tous nets, sauf un… l’homme-éléphant qui se trouve hors de la zone de netteté, comme s’il ne pouvait pas accéder à ce monde, trop différent, trop extérieur à leur mode de vie. Nous pouvons également remarquer ce plan très rapproché, de la créature, de face. Ici, il est tout seul dans son plan et la profondeur de champ est alors, aussi faible que lui. Un plan intéressant qui exprime la solitude d’un personnage, qui pourtant est regardé de
tous, se faisant juger par le public et ne pouvant interagir avec le monde. Un plan, qui symbolise
toute la faiblesse et la peur de cet être, qui semble être emprisonné par ce cadre. Mais lors du
prochain plan, Treves est arrivé et va lui permettre d’exister en faisant partie de cette zone de
netteté : quelqu’un s’intéresse à lui. Et il va lui parler poliment : grâce au docteur il nous apparaît moins comme un monstre. Il va, à son tour, être seul dans son plan avec une faible profondeur de champ, à l’instar du patient. Contrairement à la secrétaire, en légère contre-plongée et avec une zone de netteté plus large, qui va briser le silence en tapant de façon irritante sur la table. Nous comprenons, alors, que l’on a face à nous, un être, avant tout, apeuré. Cette scène se termine sur une plongée écrasante de la pièce, symbolisant la difficulté de la marche à suivre. Ces personnages vont devoir apprendre à se connaître et cela ne sera pas une mince affaire, surtout face à un public. Enfin, nous pouvons remarquer un fondu enchaîné qui va lier cette scène avec la suivante, qui va s’ouvrir sur un plan à hauteur d’homme. En effet, ils se trouvent à présent dans un cabinet : un endroit plus discret et plus intime, loin des regards extérieurs et malvenus…
La scène s’ouvre donc, sur l’homme-éléphant de dos. Nous pouvons écouter le travail effectué sur le son et le mixage, rendant la respiration encore plus forte, exposant sa fragilité. Le chirurgien, quant à lui, se tourne vers la fenêtre, afin de la lever, certainement pour faire évacuer cette odeur mais aussi pour chercher ses mots. Il se décide de repartir face à son patient et la caméra change d’axe : elle se trouve à présent à gauche de ce dernier, comme pour désigner un changement d’ambiance : il va enfin pouvoir essayer de lui parler. Nous allons effectuer un petit aparté, pour expliquer que Frederick Treves aura un rôle de guide qui va accompagner le spectateur dans la voie menant à la compréhension et à l’appréhension de l’homme-éléphant. C’est un personnage auquel nous allons rapidement nous identifier, du fait de sa débordante curiosité. Nous allons donc suivre ses émotions, puisque nous pouvons voir son visage : nous allons douter avec lui, être surpris avec lui et enfin prendre confiance et espérer avec lui. Revenons au dialogue, qui aura du mal à commencer, puisqu’il cherche encore ses mots et n’arrive même pas à lui proposer de s’asseoir. Tellement intimidé et ne sachant pas comment débuter, il n’arrive pas à le regarder dans les yeux, nimême à parler. Il a du mal à finir ses phrases et tousse. Treves, et par conséquent le spectateur, ne sesent pas à l’aise avec le personnage éponyme du film. Pourtant, nous pouvons relever un détail, certes, sans importance, à ce niveau du film, mais qui va le devenir par la suite : en attendant le docteur, l’homme-éléphant se trouve face à un miroir. Plus tard, nous apprendrons qu’il n’a jamais
vu son reflet. Et lorsqu’il va se découvrir, sous la contrainte, il sera traumatisé. En venant lui parler, Treves va se mettre devant le miroir et ainsi, le protéger. Nous arrivons à un nouvel élément intéressant du film : le champ contrechamp. En effet, Lynch le traite et l’utilise intelligemment, afin de donner un véritable sens à ce dialogue. Dans ce premier plan, le chirurgien est net, mais son interlocuteur, en amorce, est flou. Cela symbolise leur différence et le fait que l’invité apparaisse dans le plan du chirurgien, montre l’intention, qu’a ce dernier, de le sauver. Malheureusement, la suite des opérations est aussi floue que l’est son patient. Nous passons au contrechamp, qui présenteune toute autre situation : tout d’abord, la coupe intervient lorsque Treves évoque le fait de vouloir l’examiner. Conséquence dans le contrechamp : nous retrouvons l’être apeuré de la dernière scène, tout seul dans son plan, sans aucune amorce. Le plan est, donc, très resserré sur son visage et la profondeur de champ est très faible, afin de montrer la faiblesse du personnage, qui n’est visiblement pas à l’aise non plus. Retour au plan initial, mais le chirurgien décide de s’asseoir et propose oralement à son invité d’en faire de même. Ce dernier ne bouge pas. Par conséquent, lors du contrechamp, il sera exposé en contre-plongée. Nous ne pouvons pas dire qu’il domine réellement la scène, mais il est au coeur de la discussion. Mais cette contre-plongée s’accompagne d’un changement de valeur de plan. En effet, le plan s’est élargi, jusqu’à avoir un plan américain,
laissant l’homme-éléphant respiré. De plus, la profondeur de champ a pris également plus
d’ampleur : il est de plus en plus confiant. Aussi, nous pouvons remarquer que, cette fois, Treves se trouve également dans le plan de notre personnage, en amorce. Cet élément pourrait symboliser le fait qu’il accepte d’être aidé par ce Frederick Treves qu’il ne connaît encore que très peu. En effet, Treves fait preuve d’une délicatesse inédite avec lui, en lui demandant son autorisation pour pouvoirl’examiner. Mais aussi et surtout, il va pour la première fois évoquer l’identité de ce personnage : John Merrick, et par conséquent, faire de lui un véritable être humain aux yeux des spectateurs, lui qui semblait si fantastique. Treves, va se lever et les deux seront dans le même plan, à la même hauteur. Pourtant, nous pouvons observer que pour la première fois dans cette scène, Treves subit le même traitement que John : c’est-à-dire que face à cette discussion à sens unique, aux questions laissées sans réponse et cette impossibilité d’établir un dialogue concret, Treves se retrouve seul dans son plan. Un plan resserré jusqu’à la poitrine et une profondeur de champ faible. Il en va de même pour John. Le contrechamp intervient lorsque Treves fait référence aux parents de John. Ce dernier, détourne le regard, visiblement trop sensible à ce sujet, et soudainement, une porte s’ouvre, un homme débarque, et John Merrick, alias l’effroyable homme-éléphant prend peur. L’intru ne voitpas John, mais bien quelque chose d’insensé, caché sous plusieurs couches de vêtements. Surpris et choqué, il ne peut pas finir sa phrase. Treves sort du bureau afin de préserver son protégé. Alors que
le spectateur commence à développer de l’empathie envers John Merrick, les autres personnages continuent de le considérer comme un monstre. En effet, nous pouvons jouer avec cette réplique de l’homme : ‘What the hell have you got in there ?’. Une expression bien connue, mais son utilisation est en parfaite cohérence avec l’esprit de cette introduction. Treves revient dans son bureau, pour découvrir un John tellement effrayé, qu’il s’est réfugié à l’extrémité de la pièce, comme le ferait un enfant, mais nous y reviendrons… Fait à noter : nous allons assister pour la première fois, dans cette scène, à un mouvement de caméra important. Il s’agit d’un panoramique latéral, alors que nous n’avions, jusqu’à présent, droit qu’à un champ contrechamp stable. Nous pouvons donc, en conclure qu’il y a eu un changement dans la relation qui lie John Merrick au chirurgien Frederick Treves, et par conséquent au spectateur. Comme nous l’avons vu précédemment, le spectateur a eu plus de facilités à s’identifier au personnage de Frederick Treves. Mais, maintenant que l’on connaît son identité et son caractère fragile, voire juvénile, l’identification sera plus aisée. Et cela Lynch l’a très bien compris. Il va alors, enfoncer les portes, en nous faisant adopter, voire en nous imposant, le point de vue de John Merrick avec ce plan subjectif, qui va permettre au spectateur d’établir un lien avec John et de se mettre à sa place. Et l’élément cocasse avec ce plan, est que nous acceptons ce corps avant même de l’avoir vu. Mais la frustration ne s’arrête pas là. Effectivement, John décide
de s’asseoir et, donc, de faire confiance à son interlocuteur. Un zoom optique est utilisé afin d’être au plus près de John. Nous le voyons d’aussi près pour la première fois. Pourtant, nous n’aurons pas le droit d’en voir plus. Contrairement à Treves qui va lui enlever son masque, loin de nos regards, du fait d’un fondu au noir. Comme si Frederick méritait plus que quiconque de pouvoir le voir. Comme si Lynch nous disait que seul lui saura mieux le voir que nous. Lui a le droit de savoir, pas nous qui restons frustré, devant une nouvelle fois attendre. Le savoir se mérite. Et visiblement, les savants le méritent. En effet, la scène suivante, nous montre la présentation de l’homme-éléphant à des scientifiques. Le spectateur n’en fait pas partie. Nous ne pouvons voir que son étrange et difforme silhouette derrière des rideaux. De plus, les plis de ces derniers aident à retranscrire une plus grande monstruosité. Il nous reste également, la description la plus détaillée possible du corps de John Merrick par le chirurgien et les différents visages des scientifiques où le spectateur peut essayer de chercher un indice via leurs expressions faciales et leur regard. Le film va également, dans un certain sens, s’adresser aux spectateurs de façon presque sarcastique : ‘Can you see over there ?’ ; ‘As you see’. A travers cette scène, l’apparence de John Merrick se précise grâce aux descriptions du chirurgien et à ce jeu d’ombres efficace. Malgré cette nouvelle étape franchie, la frustration du spectateur s’amplifie du fait de son impossibilité de véritablement le voir. Lynch continue de titiller notre curiosité en nous provoquant presque avec ces répliques citées précédemment. Le regard du spectateur est dirigé, à la fin de cette scène, au même emplacement qu’au début : exposé à une lumière aveuglante, nous empêchant de voir quoique ce soit. En d’autres termes, nous l’avons vu, mais Lynch nous empêche de bien le regarder…
John s’en va, en forte plongée : il doit retourner vivre avec son propriétaire. Et le spectateur pense alors, comme Frederick : John doit être un idiot, un malchanceux qui ne mérite pas ce qui lui arrive. Nous retournons, donc, dans ces sous-terrains, cet endroit miteux, accompagné d’une musique angoissante. Ici, John est abandonné. Il redevient l’homme-éléphant, une chose qui dérange, assis par terre. Il se fait également battre, dans l’ombre. En effet, nous ne le verrons pas autant qu’avant. Ici-bas, il n’a pas droit à la lumière, il veut se cacher. Sous terre, il reprend sa condition de monstre et est obligé de laisser toute part d’humanité en haut. Treves vient le soigner et une partie de son crâne va nous être dévoilée, sans aucun moyen de la dissimuler. Comme si John ne se dévoilait au spectateur qu’en présence du chirurgien. Il s’agit de la dernière étape avant de pouvoir le voir complètement…
En effet, John retourne à l’hôpital. Une jeune infirmière le voit difficilement monter les marches,
prend peur et détourne le regard. Malheureusement, elle va devoir s’aventurer seule pour arriver dans une chambre isolée, déposer le repas d’un monstre. Effectivement, nous suivons cette fois-ci, le regard de cette infirmière. Par conséquent, le film veut instaurer une tension, une ambiance horrifique. Tout d’abord, Lynch prépare le terrain avec cette réplique : ‘I fear the other patients would find him rather shocking’. Le montage de cette scène va alterner entre la discussion avec le directeur où Treves va tenter de défendre John et l’infirmière qui va apporter le plat au monstre qui habite en haut de l’établissement. Lynch veut faire peur. Par conséquent, nous pouvons remarquer cette différence au niveau du son : là où nous n’entendons que les dialogues dans le bureau, avec l’infirmière, nous pouvons entendre un bruit de fond dérangeant, une sorte de bruit étouffé avec un son régulier tout aussi angoissant. Les champ contrechamps sont remplacés par des plans uniques bien plus longs : le temps se dilate, la peur l’envahie, elle est seule, mais elle doit avancer. Treves va
alors prononcer cette ultime réplique qui s’adresse tout aussi bien au directeur qu’au spectateur:
‘Would you like to meet him ?’
La victime s’approche de la porte, respire un grand coup, la caméra se trouve alors à sa droite, elle ouvre la porte et découvre, avec le spectateur et stupeur, l’homme-éléphant dans sa totalité. L’infirmière pousse alors un cri strident, lâche l’assiette par terre, pendant que la caméra effectue unbrusque travelling avant sur le visage de cette femme : elle vit et voit l’horreur. La caméra se trouve alors à sa gauche, comme si elle avait franchi une porte menant à un autre monde. Cela produit un effet de désarroi, en parfaite cohésion avec l’esprit de ce passage, puisque nous ne pouvons pas savoir lequel des deux personnages a eu le plus peur. En effet, bien que l’apparition de John soit surprenante et brutale, le spectateur est tiraillé entre diverses émotions : la première serait la plus logique, mais aussi la moins probable : la peur. La deuxième : le spectateur est enfin récompensé de son attente et heureux de pouvoir enfin contempler ce personnage dans sa globalité et dans son intimité. Et la troisième : le spectateur est surpris par cet extrait qui défie toutes ses attentes. En effet, lorsque John voit cette femme crier, il est lui-même apeuré, crie et tente, en vain, de se cacher sous ses draps, comme le ferait un enfant. Le monstre a peur. Durant tout le début du film, John est montré comme un être terrible, effroyable et dont la vision pourrait dégrader l’esprit de ceux qui oseraient le regarder. Mais, finalement, qu’avons-nous réellement sous les yeux ? Un monstre ? Non. Pourtant tout est mis en scène pour avoir peur, tout est prévu pour faire peur, pour sa première apparition, afin de choquer le public. Mais, John lui, ne veut pas faire peur, mais terrifie malgré lui. Voilà sa plus grande peur et pourquoi il se cache sous un masque. Le regard des autres et leurs réactions l’horrifient…
Treves vient apporter son secours aux deux victimes, en contre-plongée puisqu’il vient arranger la situation. Une contre-plongée illogique face à un soit-disant monstre. Le contrechamp intervient, montrant ainsi, en plongée, un personnage traumatisé et mutique. Sa fragilité atteint alors, son paroxysme ce qui provoque une prise immédiate d’empathie à son égard. Les rôles se sont inversés : le monstre a Peur. Enfin, cette dernière scène proposée à notre étude va le prouver. En effet, une nouvelle visite attend John et ce n’est plus une jeune infirmière, mais bien un énergumène d’une toute autre espèce…Notre personnage pense être en paix dans son lit, les lumières sont éclairées et il y a du passage. Mais, peu à peu, les infirmières s’en vont, laissant derrière elles un espace sombre, qui n’est pas sans rappelé cet endroit miteux dans lequel il vivait. Ces décors nous donnent déjà un indice sur la suite des événements. De plus, la cloche sonne et réveille en sursaut John. Cela prouve le fait qu’il ne sera jamais en sécurité : ni sous-terre, ni dans la plus haute chambre de l’hôpital. Effectivement, un autre monstre va faire son apparition. Nous allons directement le voir et comprendre immédiatement à quelle menace nous avons affaire : le bruit agaçant de ses chaussures qui vient briser le silence et ce gros plan, très resserré sur son visage qui va prendre toute la place du plan vont le prouver. Nous avons, alors, un nouveau montage qui va alterner entre l’arrivée du monstre et John regardant sa mère, espérant qu’elle vienne le rassurer, comme le ferait un enfant. Ici, la peur est plus axée du côté de John. Elle, cassait l’assiette, lui cache la photo de sa mère. Et ce qui surprend dans cette scène est que nous ne voyons pas l’entrée de l’intru dans la chambre. Il est déjà là. John est totalement en position de faiblesse, en plongée. Pour la première fois, nous allons pouvoir constater et lire la peur sur son visage, en gros plan. Et la menace va venir s’imposer dans
le plan de John, où il est censé être seul, avec de l’alcool et une cigarette. Ce personnage est en
position de force, en témoigne ce nouveau gros plan sur son visage à la fin de la scène, mais cette fois, il est légèrement flou, ce qui donne cette impression de danger et d’inquiétude…
Les rôles se sont bien inversés. Cette menace qui s’avère être un homme va remplir les fonctions du monstre et vice versa.
Au terme de notre étude, nous pouvons dire que l’entrée en scène du personnage de John Merrick est particulière et où Lynch décide de procéder étape par étape, proposant à chaque fois une nouvelle vision de la monstruosité : d’abord, créature fantastique, puis phénomène de foire, objet scientifique, infirme pour aboutir à l’enfant, tentant de se rassurer en pensant à sa mère et terrifié par un monstre, sortant du placard, la nuit. Mais malheureusement, ce monstre est un homme. David Lynch nous invite donc à nous remettre en question, abandonner les préjugés et repenser la vision que nous nous faisons d’un Monstre. Nous pouvons également y voir une critique du cinéaste sur la société. Une société voyeuriste voulant à tout prix voir et prendre de haut celui qui est différent. Et une société néfaste et hypocrite : peut importe où se trouve John Merrick, il sera tourner en dérision et ne sera qu’une bête de foire. Les rideaux se lèvent dans le cirque, dans la salle d’attente de l’hôpital, dans la salle remplie de scientifiques et à la fin du film, bien qu’il devienne spectateur pour la première fois devant une pièce de théâtre, il finit par se faire applaudir par le public, comme s’il était la principale attraction. Ce même public qui l’aurait hué et trouvé répugnant dans un cirque. Mais, une fois, à côté de la princesse de Galles, il est applaudi. Donc, nous assistons, à un biopic, puisque John Merrick a réellement existé, mais aussi à un drame social, mais pas devant un film de monstre. Ou du moins, pas au sens propre du terme, mais dans un sens plus figuratif où le monstre est traité différemment comme l’explique le réalisateur Guillermo Del Toro.
« Les monstres n’existent pas comme dans les films. Il n’y a pas de vampires, de loups-garous ou d’aliens parmi nous. Les créatures dans mes films sont les monstres beaux et fragiles auxquels on peut s’identifier émotionnellement et j’essaie de montrer que ce sont les humains qui sont mauvais. Pas les fantômes ou les vampires, mais bien la haine des humains. Vous savez, c’est très rare que je sois effrayé par un monstre au cinéma. J’aime les monstres, je pourrais les regarder pendant des heures. Si vous lui mettez des cornes, des pointes, des dents énormes et qu’il ne semble jamais au repos c’est raté. Si le monstre peut avoir l’air en paix vous êtes en bonne voie. La créature doit influencer l’atmosphère du film et elle doit pouvoir respirer »