Le compositeur réputé George Webber (Dudley Moore) vient d'avoir quarante-deux ans. Pour lui, c'est le début de la vieillesse... En pleine crise existentielle, il se rend compte à quel point sa vie est vide d'amour, malgré la présence de sa compagne (Julie Andrews) qui relève davantage de la routine. Pourtant, autour de lui, tout le monde semble l'avoir trouvé, l'amour. Et lui, ne le découvrirait-il pas en la personne de la magnifique Jenny (Bo Derek), pour qui il vient d'avoir le coup de foudre ?
Plus on découvre Blake Edwards, plus on peut mesurer sa parenté avec Billy Wilder. Même si Edwards n'est pas tout-à-fait à son niveau, il instille pourtant dans son cinéma la même profondeur, sans jamais renoncer à la comédie qui est sa caractéristique. Avec Elle, il atteint un équilibre très proche de son futur Victor, Victoria – sans nul doute son film où l'équilibre est le mieux atteint - où la comédie n'est là que pour mieux mettre au jour le drame intime des personnages.
Dudley Moore compose magnifiquement son personnage d'artiste désabusé en pleine crise de la quarantaine, et en recherche de lui-même. Secondé par un duo d'actrices phénoménal, l'élégante Julie Andrews et la (trop ?) parfaite Bo Derek, il crée un personnage aussi pénible qu'attachant et d'une justesse assez impressionnante. Cet homme qui court après un fantasme se montre profondément touchant, tant il s'égare dans un monde où l'amour semble être partout, alors même qu'il n'est nulle part.
En se heurtant aux récifs illusoires de "l'amour libre", George Webber comprend ainsi la chose la plus importante du monde : avant d'être un animal intelligent (ou non), l'homme est un être relationnel. Une relation qui peut prendre plusieurs formes, mais dont l'amour est la forme la plus parfaite. Or, pour qu'il y ait relation, il faut qu'il y ait une individualité. Et justement, "l'amour libre", c'est la négation de toute individualité. On baise tout ce qui bouge sous prétexte de libération sexuelle, et ce faisant, on s'enferme dans une prison bien plus étroite que celle qu'on prétend fuir... En réduisant l'homme ou la femme à son sexe, on le prive de son âme, de son être intime.
La scène érotique du Bolero de Ravel est sans conteste un sommet du cinéma d'Edwards en cela. Sans aucun moralisme, le réalisateur nous explique tout cela en quelques répliques et actes bien sentis, avec sa finesse habituelle, sans même se départir de son humour décapant. L'hésitation de Dudley Moore entre sa compagne officielle et sa maîtresse d'un soir révèle le drame profond de cet homme qui cherche l'amour au sein d'une société qui a totalement oublié de quoi il s’agissait (tout comme le mariage, auquel Edwards redonne son sens en quelques phrases), et croit l'avoir trouvé là où il n'est pas.
Toutefois, si cette scène est géniale, ce n’est pas que sur le fond, mais également sur la forme. En effet, si Blake Edwards a déjà atteint des sommets de réalisation ailleurs, Elle offre quand même quelques fulgurances qui rappellent à qui l’on a affaire. De fait, avec l’aide d’un de ses fidèles directeurs de la photographie, Frank Stanley, le réalisateur s’amuse toujours aussi bien avec la profondeur de champ, utilisant chacun des plans que la caméra met à sa disposition, autant qu’il donne sens à chaque champ-contrechamp qu’il emploie. Pour être un bon artiste, il faut d’abord être un bon technicien, et indéniablement, Blake Edwards est les deux.
Enfin, on ne peut pas ne pas mentionner l’incontournable Henry Mancini, sans qui le cinéma d’Edwards ne serait pas le cinéma d’Edwards, qui nous gratifie encore une fois de quelques magnifiques morceaux, égrenant à merveille un film qui n’est malheureusement pas dénué de longueurs. Mancini aide parfaitement à atténuer l’impact de ces longueurs, en offrant à nos oreilles quelques-unes de ces très belles chansons dont il a le secret, et qui résonnent encore longtemps après dans notre mémoire.
Tout comme un film qui, tout oublié qu’il soit, n’a rien de mineur dans la carrière généreuse de Blake Edwards, et constitue un joli manifeste de la pureté et de la morale dans un monde qui s’est délibérément détourné de l’un comme de l’autre.