Désir meurtrier
Le contrôle et la manipulation sont des thèmes récurrents dans les films de Paul Verhoeven notamment quand ce dernier s’entoure de personnages féminins comme l’étaient Nomi (Showgirls) ou Catherine...
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le 26 mai 2016
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Dix ans qu’on attendait le Hollandais violent. Son absence sur grand écran était d’autant plus cruelle que celui-ci nous avait laissés sur un somptueux Black Book, dont le traitement nuancé de la Résistance hollandaise pendant l’occupation allemande laissait présager un retour triomphal en Europe. Et pourtant, outre le discret projet participatif Tricked, le réalisateur n’a plus rien tourné. Tout juste pouvait-on se consoler en lisant son passionnant essai biographique sur la figure historique de Jésus et en fantasmant sur le film que cela aurait pu (et pourrait encore !) donner. Il aura donc fallu le soutien du producteur Saïd Ben Saïd et cette idée d’adaptation du roman Oh… de Philippe Djian pour enfin pouvoir goûter une nouvelle fois aux plaisirs du cinéma de Verhoeven. Elle signe ainsi le grand retour du cinéaste, pour la première fois aux commandes d’une production française. À la clef, une sélection en compétition à Cannes, la deuxième de sa carrière, 24 ans après Basic Instinct, et surtout la garantie qu’à 77 ans le Monsieur n’a rien perdu de son mordant.
Critique illustrée et dans son format original à lire ici.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Paul Verhoeven n’attend pas une seule seconde pour nous faire entendre qu’il n’a pas changé. Avant même la fin du générique d’ouverture, des fracas de vaisselle cassée, des cris et des râles annoncent le viol de Michèle. Il n’en faut pas plus pour se préparer à affronter d’emblée la violence de la scène matricielle de Elle. Toutefois, plus malin que bêtement provocateur, le réalisateur diffère le trauma en plaçant l’agression hors-champ, lui préférant – pour l’instant – un gros plan sur Marty, le matou gris de Michèle qui assiste, placide, à la scène. L’analogie est aussi facile que tentante : Paul Verhoeven joue avec nos attentes comme un chat avec ses proies. Malicieux stratagème en effet qui ne fait qu’accroître la cruauté du flash-back à venir dans lequel l’agresseur se défoule sur sa victime en plein cadre. D’autant plus brutale qu’elle frappe sans prévenir, l’analepse permet de signifier l’emprise de l’épisode sur le personnage, désormais obsédé par son agresseur, tout en nous « cueillant à froid », soulagés que nous étions, persuadés que « le pire était passé » après l’ouverture.
Il faut attendre de voir Michèle se relever et ramasser calmement les débris de vaisselle pour comprendre de quoi il sera question dans le seizième film du Hollandais. Etonnamment, la femme se lave en se coulant un bain. Si la scène offre l’opportunité d’une des plus belles images de la carrière de Verhoeven, elle en dit surtout long sur le caractère du personnage joué par Isabelle Huppert. À l’opposé de la douche qui lui aurait permis de se laver de la souillure, l’eau stagnante du bain ne s’avère en rien purificatrice. Voilà comment le cinéaste annonce l’étrange fascination, mi-vengeresse mi-érotique, que l’agresseur va dès lors exercer sur Michèle.
Loin de se présenter comme un film de reconstruction psychologique, Elle va dépeindre les relations troubles entre une brochette de personnages qui correspondent tous, en apparences, à des stéréotypes du cinéma français que Verhoeven malmène avec amusement, faisant éclater les poncifs moraux qui sclérosent la production contemporaine.
La simple vue du portrait de Paul Verhoeven en couverture du numéro 715 (octobre 2015) des Cahiers du Cinéma avait d’ailleurs suffi pour voir certains craindre un changement radical dans la filmographie du cinéaste. Dans sa critique publiée dans le numéro de mai, le rédacteur en chef de Mad Movies ne s’en cache pas en avouant avoir eu « quelques doutes » suite à la « reconsidération artistique [du cinéaste] par quelques institutions critiques “respectables”. » Comme si la personnalité du réalisateur allait s’effacer une fois les pieds posés en France et dès le moment où les Cahiers laissent enfin entrevoir une reconnaisse de Verhoeven en tant qu’auteur important.
C’est pourtant tout le contraire. Après avoir dynamité la culture hollandaise et le blockbuster hollywoodien, Paul Verhoeven semble initier – on l’espère – une troisième carrière avec l’intention de pervertir le cinéma français de l’intérieur. Si Elle n’est définitivement pas à considérer comme un drame psychologique à la française, il ne s’agit pas non plus d’un pur rape and revenge. Bien plus fin et surtout plus pervers, le film navigue constamment entre le thriller et la satire sociale. En effet, Verhoeven prend un malin plaisir à transgresser les représentations morales du comportement humain et des figures archétypales du drame psychologique. C’est ainsi que Michèle n’aura de cesse de nous surprendre dans ses réactions. Plus que l’enquête sur l’identité de l’agresseur, c’est bien la psychologie de ce personnage complexe qui représente le véritable mystère du film. Evoluant sans cesse en trompe-l’œil malgré sa franchise absolue, elle force le questionnement sur la normalité d’un comportement psychotique et nous interpelle au sujet de la filiation du mal et de la folie. Magistralement interprétée par Isabelle Huppert (un choix de casting qui relève de l’évidence, Philippe Djian a même avoué avoir pensé à l’actrice au moment de l’écriture de Oh…), elle rappelle forcément la complexité morale de Séverine Serizy de Belle de jour, le film de Buñuel étant sans conteste l’une des influences majeures de Verhoeven. Quand bien même ce dernier a fait le choix de supprimer l’une des phrases les plus fortes du roman de Djian (la réplique de Michèle qui lâche, au sujet de son viol : « J’ai connu pire avec des hommes que j’avais librement choisis. »), son personnage ne manquera pas de faire grincer des dents dans les rangs des féministes allergiques à la complexité des rapports humains.
Outre ce portrait déstabilisant de nuances d’une femme insondable, ce sont les figures de toute une société qui intéressent le Hollandais. Il faut sans doute avoir lu le roman de Philippe Djian, déjà corrosif, pour prendre la mesure du propos de Verhoeven. Globalement très fidèle à l’œuvre d’origine, l’adaptation se voit toutefois ponctuée de quelques ajouts qui viennent révéler une volonté d’hyperboliser le caractère sulfureux et profondément amoral de l’histoire de Djian. En plus d’une judicieuse utilisation des médias qui sert à révéler le passé effrayant de la famille de Michèle – pas de doute, c’est bien l’auteur de Robocop aux commandes –, deux ajouts nous semblent particulièrement révélateurs.
Premièrement, une scène de masturbation devant l’installation d’une crèche de Noël. Si l’orgasme synchronisé sur l’allumage des guirlandes peut paraître purement ironique, la juxtaposition du récit horrifique de l’épisode qui hante le passé de Michèle et de la messe de minuit s’avère nettement plus caustique. Il en va de même pour l’exagération de la bigoterie de la voisine ; comique dans un premier temps, sa foi absurde finit par collaborer avec le pire. C’est du moins ce que révèle le magnifique dernier échange entre Michèle et le personnage interprété par Virginie Efira, où les tenants de la morale sont présentés par Verhoeven comme complices par passivité. Deuxièmement, la naissance de l’enfant à Vincent, fils unique de Michèle, est l’occasion d’un ajout savoureux qui fait basculer le film dans la farce sociétale. En plein déni de réalité, le père ne se rend pas compte que sa femme, blanche comme lui, vient d’accoucher d’un bébé métis alors qu’Omar, un ami noir du couple, assiste à la scène avec un grand sourire. La paternité d’Omar ne sera pourtant jamais évoquée. La séquence est parfaitement représentative de la mise en scène de Elle. Plus modeste que ce à quoi nous avait habitués le réalisateur, elle nous laisse chercher le sens dans le cadre en explicitant le moins possible une quelconque intention. La discrétion du score d’Anne Dudley fonctionne d’ailleurs selon le même principe anti-cathartique.
Ces quelques idées viennent donc s’ajouter à la reproduction fidèle de la peinture acerbe des interactions interpersonnelles servie par Djian : mère de 80 ans passés accro à la chirurgie esthétique et aux jeunes apollons, coucheries avec le mari de la meilleure amie, scène d’hystérie de la belle-fille, relation ambigüe avec l’ex-mari… Verhoeven affronte ces interactions de manière frontale avec comme seul vecteur une honnêteté aussi désarçonnante qu’inhabituelle au cinéma. Ces multiples portraits semblent tous correspondre à la description qui est faite du violeur démasqué, à savoir des « bonnes personnes aux âmes torturées ».
Au final, Elle nous prouve que le cinéma de Paul Verhoeven se porte à merveille, toujours surprenant, jamais consensuel. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir le nom de Saïd Ben Saïd associé à la genèse du projet. Après Carnage de Roman Polanski et Maps to the Stars de David Cronenberg, le producteur semble bien décidé de permettre à ces quelques derniers géants du cinéma de genre du XXème siècle de s’offrir une fin de carrière digne de ce nom (nous ne pouvons malheureusement pas en dire autant de Passion de Brian de Palma, produit par le même Saïd Ben Saïd). Aussi réjouissante l’entreprise du Franco-Tunisien soit-elle, elle témoigne également de la difficulté pour ces auteurs libres et critiques – donc immaîtrisables – de financer leurs projets aux États-Unis. Le prochain rendez-vous avec Paul Verhoeven sera donc français, le réalisateur ayant déjà annoncé travailler sur un projet autour de la trahison de Jean Moulin en 1943, mettant en scène le Résistant et Klaus Barbie. Un Black Book à la française ? On ne pourrait pas rêver mieux.
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le 16 mai 2016
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