La mort du King en ouverture. Elvis Presley, épuisé par les concerts, défoncé par les médicaments, gît sur le carrelage luxueux d’un hôtel de Las Vegas. Qui a tué l’idole ? La caméra se tourne vers le suspect numéro un : le colonel Tom Parker, manager d’Elvis campé par Tom Hanks, alourdi par un goitre prothétique. Lui, errant dans un monumental et kitschissime décor de casino, veut nous convaincre qu’il n’y est pour rien. Ainsi démarrent deux heures quarante de Grand 8, où le spectateur en a pour son argent.


Pour s’attaquer au monument Elvis Presley, il fallait du costaud. D’autant que le biopic est un genre balisé, souvent ronflant et programmatique, parfois ridiculement hagiographique (on pense à l’horrible Bohemian Rhapsody, à deux doigts de faire passer Freddie Mercury pour un hétéro contrarié). Mais Baz Luhrmann est l’homme de la situation. Le cinéaste australien est un artiste du trop-plein : ses films, de Moulin Rouge à Gatsby le Magnifique, débordent de couleurs, d’effets, d’esbroufe parfois. Et c’est exactement comme cela que Luhrmann filme le King de Memphis. Ses scènes de concert, caméra hyperactive et montage frénétique, sont des pures injections d’énergie à donner envie de quitter son siège et de se plonger dans la masse hystérique de ses fans. Présenté au Festival de Cannes hors compétition, le film a ainsi eu le mérite, en séance du matin, d’être bien plus efficace qu’une grande Thermos de café.


La réussite d’ Elvis tient aussi au pari gagnant de distribuer, dans le rôle-titre, Austin Butler. À 30 ans, le jeune Californien a déjà été entraperçu chez Jim Jarmusch ou Quentin Tarantino, dans des rôles de troisième plan. Il porte pour la première fois un film sur ses épaules. La belle gueule est surtout connue des amateurs de séries jeunesse et formée, à l’instar de mégastars comme Ryan Gosling, Kristen Stewart ou Zendaya, à l’école Disney Channel. Faux airs de Val Kilmer, doté d’un magnétisme indéniable, Austin Butler arrive à se faire King sans toutefois le singer.Pas évident, d’autant plus que Elvis Presley renvoie déjà l’image d’un personnage de cinéma, le chanteur s’étant mû en acteur à trente et une reprises entre 1956 et 1969 – une prolificité qui a surtout accouché d’un joli cortège de nanars. Et, de Harvey Keitel à Michael Shannon en passant par Bruce Campbell, nombreuses stars se sont essayées à enfiler les pattes d’éph et à porter la coupe banane sans jamais vraiment convaincre.


Mais, au-delà du plaisir cinéphile qu’il nous offre généreusement, Baz Luhrmann capte surtout un malentendu. Pour lui, Elvis est un dieu venu dynamiter l’Amérique à papa, avec pour bible ses déhanchés et ses rythmiques empruntées à la musique afro-américaine. Mais, pour l’entourage du chanteur, l’inquiétant colonel Tom Parker en tête, il est d’abord une marque, un produit d’appel. Son manager ne manque pas d’idées pour essorer son poulain, jusqu’à produire des pin’s « I hate Elvis » : ainsi, même les détracteurs du King rapportent de l’argent.


C’est cette tension qu’explore Baz Luhrmann, quand Elvis Presley est sommé de se contenir sur scène pour ne pas choquer les milieux conservateurs et continuer à vendre des albums, ou quand il doit délivrer d’insipides cantiques de Noël à la télé. D’abord libre, le gamin du Tennessee est peu à peu évidé, empaqueté : le capitalisme américain transforme son icône en produit marketing. Point d’orgue : la tournée « à résidence » à l’International Hotel de Las Vegas, début 1970, prison dorée qui vampirise la star. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le Grand 8 devient tragédie à mesure que le rockeur prend conscience de cet enfermement. D’autant que l’époque est cruelle avec les icônes. Le film assume le parallèle avec l’hécatombe de l’époque – Martin Luther King, les frères Kennedy, Sharon Tate tombent comme des mouches. Cette ambiance mortifère contamine l’esprit d’Elvis, aggravant une paranoïa déjà nourrie par les médicaments dont on le bourre pour qu’il tienne le rythme des concerts de Vegas.


Ultragénéreux, Elvis déjoue ainsi les pièges classiques du biopic. Ni gentillet ni imbibé de gloriole (Elvis, tout génie qu’il est, n’est pas un enfant de chœur), il arrive à enjamber le programme attendu de la nécrologie du chanteur. « Elvis a quitté le bâtiment », disait-on à Las Vegas pour calmer les fans hystérisés qui exigeaient un énième rappel. Baz Luhrmann et Austin Butler viennent remettre un pied dans la porte.

Cyprien_Caddeo
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le 7 oct. 2022

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