Écrire sur un film des mois après l’avoir visionné est une expérience pour le moins intéressante ; notamment lorsque le long-métrage en question a fait l’objet de critiques relativement acerbes. Puis, cela permet finalement de comprendre ce que l’on a gardé de ce dernier, la place qu’il a pris dans notre mémoire.
Dans le cas d’‘Emmanuelle’ d’Audrey Diwan, c’est même sa propre réalisatrice qui s’est prêtée à un exercice tout à fait singulier, à savoir accepter un entretien avec un média plutôt sévère envers son film (Tsounami), et ainsi elle-même interroger et remettre en perspective les différents reproches ayant pu être formulés à son encontre. Avec humilité et ouverture, la cinéaste établit alors une impressionnante prise de recul sur son travail, et admet avoir manifestement peiné à retranscrire la vision qui était la sienne, ce qui pourrait expliquer le manque de réceptivité d’une partie du public.
La question n’est pas tant de comprendre, mais plutôt d’être sensible ou non à ce qui nous est présenté. Pourquoi la réalisatrice devrait être la seule à remettre en question son point de vue ? Le public ne serait-il pas lui aussi responsable de ses propres attentes, de ses propres a priori ?
D’une certaine façon, voir un film est semblable à une rencontre. On a certaines expectatives, certaines idées pré-conçues en tête, et il semble dès lors quasi impossible de simplement se laisser porter dans l’univers de l’autre. Mais si l’on s’y laisse prendre, si l’on y entre malgré tout, au moment propice, il se pourrait bien que l’on retire tout autre chose de cette entrevue…
Tout comme il est donc possible, de voir en ‘Emmanuelle’ d’Audrey Diwan une œuvre envoûtante, évocatrice, qui relève tant de la ‘tranche de vie’ que de l’odyssée féminine riche en symbolisme ; à la fois sobre et profonde, dont la subtile authenticité pourra forcément raisonner en quelques un.es.
En voici une interprétation, en tout cas.
Avec son ‘Emmanuelle’, Audrey Diwan explore les confins de l’intimité, et sous un angle assez inédit : la caméra suit le parcours d’une femme à première vue en pleine possession de son corps, des lieux qu’elle arpente, des interactions qu’elle choisit d’avoir. Une femme puissante, donc ; active, à tous les sens du terme. Pourtant, c’est l’air un peu absent, un peu incertain qu’elle nous apparaît. A hauteur de personnage, le film va alors explorer la question de la perte de désir.
Le récit est-il trop théorique, trop glacial, comme certain.es ont pu le souligner ? Plutôt que de la froideur, on pourrait y voir une intention de mise en scène des plus immersives. Dans l’exotisme d’un Hong-Kong vaporeux et obscure en guise de toile de fond, un souffle frais semble accompagner Emmanuelle, symbolique de l’univers aseptisé où elle se trouve. Dans cet hôtel de luxe aux couleurs sombres, labyrinthique, l’héroïne semble ne rien éprouver si ce n’est une certaine lassitude, perplexe face à l’immensité d’un monde qui en apparences a tout à offrir, mais qui ne procure pourtant chez elle ni (ré)jouissance, ni réel intérêt. Rencontres, dialogues, regards, contacts,… chaque élément expérimenté par Emmanuelle va avoir vocation à interroger la nature même du désir, dépeignant celui-ci comme une chose abstraite, insaisissable ; loin des stéréotypes habituels d’un traitement plus graphique et ultra-démonstratif de l’érotisme et de de la sexualité au cinéma.
Si certain.es ont dès lors pu reprocher un manque de connexion entre l’œuvre d’origine et l’adaptation, la reprise de la ‘mythologie’ d’Emmanuelle première du nom (la version littéraire, écrite par Emmanuelle Arsan) est de fait, en réalité, très pertinente puisqu’elle contrecarre l’imagerie désuète et horripilante de la femme objet prisonnière du désir masculin (visiblement représentée par la première adaptation cinématographique de 1974), en abordant cette fois-ci le désir féminin comme sujet à la fois sensoriel et véritablement ‘intellectuel’ dans le même temps. En d’autres termes, Audrey Diwan semble en réalité chercher à représenter l’émotion intérieure liée au désir corporel, plus encore que la matérialisation de celui-ci, et c’est notamment d’ailleurs ce qui a fait l’objet des critiques les plus récurrentes.
C’est pourtant là ce qui en fait un récit empreint d’une vision féminine très puissante et novatrice. En effet, la notion de perte du désir n’étant évidemment pas décorrélée d’un sentiment plus profond, d’un ennui voire d’un certain mal-être, il est sans aucun doute assez difficile de la décrire par des mots ou encore de l’illustrer par des images très concrètes. C’est ainsi grâce à une mise en scène tout en subtilité, en douceur, en introspection que la réalisatrice vient raconter son Emmanuelle, élégamment et très justement interprétée par Noémie Merlant.
Aussi, le film parvient à maintenir un équilibre très intéressant tout au long du déroulement de son récit : Suffisamment verbeux pour susciter l’érotisme par certains dialogues ; mais aussi suffisamment silencieux pour laisser s’exprimer toute la densité et la perspicacité de la réflexion au moyen des seules images et atmosphères – notamment grâce à une superbe photographie qui n’est pas sans rappeler « In the mood for love » de Wong Kar-Wai.
C’est une nouvelle Emmanuelle, une nouvelle incarnation féminine dont la construction intérieure du désir et le cheminement sensoriel qui l’accompagne sont placés au centre. Toutes les caméras sont braquées sur la protagoniste, au sens propre comme au figuré, mais pas pour la ramener uniquement à son corps et au regard désirant que le spectateur pourrait porter sur elle ; bien au contraire.
A la manière d’une Alice au pays des merveilles adulte – dont le parcours est ici davantage expérimental qu’initiatique – l’Emmanuelle d’Audrey Diwan est en quelque sorte à la recherche de quelque chose, quelque chose qui lui échappe, mais sans qu’elle sache concrètement de quoi il s’agit. Le désir, oui, mais celui-ci est suggéré, et à juste titre, comme un état concrètement indéfinissable. Il est simple de retrouver quelque chose de parfaitement identifié, mais qu’en est-il lorsque l’on ne parvient plus nous-mêmes à comprendre ce que l’on veut, ce qui nous procure du plaisir, de la libération ?
Emmanuelle cherche à vivre quelque chose qui lui ressemble vraiment, dans une dimension purement personnelle, au-delà de toute forme d’injonction extérieure. D’ailleurs, cela est également illustré au travers du contexte professionnel de l’héroïne ; elle qui semble être plongée dans un ennui profond, une perte de sens et de connexion à ce qui l’entoure, aux missions qu’elle est censée remplir.
Il s’agit là d’une métaphore intéressante de ce que peut être la féminité dans notre société contemporaine : un esprit qui questionne, qui cherche, mais un corps qui ne ressent plus, tant on l’a objectifié et considéré comme un réceptacle plutôt que comme un sujet à part entière.
En somme, c’est un portrait de femme complexe et moderne que propose la réalisatrice, et qui trouve indéniablement tout son sens à la lumière de l’époque dans lequel il s’inscrit.
En effet, en 2024, n’est-il pas temps de questionner ce qu’il se passe lorsque seul le regard personnel et féminin compte ? Lorsque toutes les conditions sont réunies pour prendre du plaisir, vers quoi le désir va-t-il tendre ?
Un sujet passionnant, quasi psychanalytique, dont la ‘concrétisation’ est notamment et intelligemment appuyée par l'écriture du personnage masculin le plus central de l’histoire, interprété par Will Sharpe : la présence fantomatique (et fantasmatique) de cet homme incapable de désir vient renverser la représentation habituelle du dialogue entre désir masculin et désir féminin dans les œuvres érotiques. Contrairement à la figure typique du mâle alpha désireux de possession, Kei ne prend pas l’initiative du rapport de séduction, n’encercle pas Emmanuelle d’une masculinité potentiellement oppressante, objectivante, cherchant à avoir le dessus sur elle. C’est elle seule qui est en contrôle, sans pour autant aboutir à une forme de renversement caricatural de la dynamique hétérosexuelle.
En définitive, le désir n’est simplement plus représenté comme le besoin de posséder un corps autre que le sien, dans un sens comme dans l’autre, mais plutôt comme une expérience personnelle, une recherche sensorielle que nous seul avons réellement le pouvoir de faire aboutir.
Une vision importante et qu'il était nécessaire de communiquer, qui plus est au moyen d'un grand talent de cinéma.