Elle en pire
Elisabeth Sparkle (Demi Moore) ne fait plus rêver. Son corps se fissure un peu plus chaque jour sur Hollywood Boulevard. Une étoile sur le Walk of Fame qui ressemble désormais aux scènes fanées d'un...
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le 10 oct. 2024
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(Attention full spoilers!)
En entrant dans la salle pour voir « The Substance », un je-ne-sais-quoi un peu étrange planait dans l’atmosphère. Entre appréhension et curiosité, personne n’osait se mettre au premier rang, et par précaution, certains s’installaient stratégiquement non loin de la porte de sortie, juste au cas où… Mais une chose est sûre, chacun était animé d’une envie d’en être, de faire partie de ce qui semblait être entrain de devenir un véritable phénomène de société.
Des mois après la déferlante suscitée lors du Festival de Cannes 2024, ce fut en effet au tour du grand public de vivre l’expérience de ses propres yeux.
A la manière du « Grave » de Julia Ducourneau il y a quelques années, le film de la réalisatrice française Coralie Fargeat a énormément fait parlé de lui, y compris outre-Atlantique. Vendu comme film d’horreur gore, choc, dérangeant, « The Substance » n’a en effet pas manqué de susciter de vives réactions avant même sa sortie officielle.
Mais si « Grave » reprenait le genre filmique du « coming of age » au moyen du body horror, « The Substance » emploie lui aussi ce même procédé du cinéma horrifique consistant à montrer des transformations physiques violentes, excessives et/ou contre-nature ; mais à la différence que cette fois-ci, plus qu'un récit introspectif, c'est tout un système sociétal qui nous est raconté, dont la puissance, la perversité, la cruauté et surtout l’absurdité sont copieusement mis en exergue. Comme un message en lettres rouges capitales que l’on placarderait sur un mur, ou une sirène si assourdissante qu’il serait impossible de l’ignorer, « The Substance » vient frapper fort et tenter de briser les murs d’une misogynie institutionnalisée que l’on a bien longtemps cru légitime.
C’est ainsi dans un univers « dystopique » (l’est-il seulement ?…) que nous plonge le film, focalisé sur un culte du corps malsain et oppressant, qui va jusqu’à encourager les femmes d’âge plus mûr à s’injecter dans le corps un produit leur permettant littéralement de faire naître une version plus belle, plus jeune et plus parfaite d’elles-mêmes. On aurait alors pu craindre d’assister à la prévisible déchéance d’une actrice hollywoodienne autocentrée dont la plus grande peur serait de tomber dans l’oubli, ce qui en soi n’est pas inintéressant mais aurait pu quelque peu manquer de relief. Mais malgré la frontalité de sa mise en scène, Coralie Fargeat fait preuve de suffisamment de subtilité et de prise de hauteur sans son écriture pour dépasser l’unique prisme du monde du show-business – car si le personnage incarné par Demi Moore est une ancienne star de cinéma, les névroses dont elle souffre n’en sont pas moins symptomatiques de la féminité en général, bien plus encore que de la célébrité.
En effet, nul besoin d’être sous les feux des projecteurs pour se retrouver confronter aux critiques, moqueries et jugements à l’endroit du corps et au douloureux sentiment de désamour de soi qui en découle ; celui qui induit bien souvent un désir ardent bien que chimérique de se glisser dans la peau d’une autre en espérant par là obtenir la validation extérieure (masculine, notamment) tant convoitée.
Avec « The Substance », Coralie Fargeat rend pourtant cette chimère possible l’espace de 2h20. Une seule injection, et la perfection devient à portée de main. Qu’est ce qui pourrait mal tourner ?…
En dépit d’une conscience plus ou moins collective du caractère fantasmagorique et surtout factice de la notion de perfection, le pouvoir d’attraction de cette dernière semble toujours aussi vif malgré le temps qui passe et des époques qui se succèdent. Comme un spectre insaisissable mais que l’on ne peut se résigner à oublier, une quête infinie que l’on sait, au fond de soi, dénuée de destination précise ou même de sens, mais après laquelle l’on continue de courir, peut-être à défaut de savoir quoi faire d’autre…
Le genre de l’horreur, par sa nature, instaure un pacte avec le spectateur, qui sait pertinemment avant même d’entrer dans la salle qu’une forme de violence, de perversité ou de terreur va intervenir à un moment ou à un autre. Dès lors le dialogue entre le film et celui qui le regarde n’en est que plus substantiel, car ce dernier accepte et reconnaît d’ores et déjà le malaise sous-jacent qui accompagne la thématique dévoilée par le synopsis. C’est donc en pleine connaissance de cause que le public va délibérément se confronter à quelque chose de choquant. Et alors, quand l’horreur se mêle à l’idée de perfection, deux termes en apparence opposés, l’analyse proposée par le film promet d’être des plus intéressantes à découvrir.
C’est donc au moyen d’une caricature acerbe qui frôle constamment le ridicule mais sans jamais vraiment basculer dedans que « The Substance » matérialise à l’écran la spirale destructrice dans laquelle une personne peut être happée à force de lutte contre sa propre imperfection, contre son propre corps, et finalement, contre elle-même.
Excès et énormités sont au rendez-vous, mais la réalisatrice ne tourne pas pour autant en dérision les enjeux personnels de son personnage, tant elle a conscience de s’emparer d’une réalité bien existante au-delà de la fiction et du fantastique. Une réalité graduée, en quelque sorte, pouvant aller du seul constat de certains « défauts » faciaux, jusqu’à la détestation immodérée de son physique, qu’elle soit consciente ou inconsciente, et menant parfois à de graves souffrances psychiques, voire à de l’autom*tilation.
Coralie Fargeat métaphorise alors ce rejet de soi par une « cohabitation » organique entre deux versions d’une même personne. La version « d’origine », plus âgée et moins sculptée, et la version rajeunie qui, telle une poupée de cire aux proportions impeccables, vient littéralement « remplacer » Elizabeth à mi-temps, cette dernière assumant de moins en moins la vision de son propre reflet. L’on pourrait même y voir là une quasi-représentation de l’idée de dissociation mentale, mécanisme du cerveau consistant s’inventer un nouveau personnage afin d’être en mesure d’affronter une situation traumatique à laquelle le soi premier ne se sent pas capable de faire face.
Mais « The Substance » en reste à l’étape schématique, sans complexifier davantage l’intériorité de son héroïne. En refusant volontairement d’explorer plus en profondeur l’introspection de ses personnages, le film ne sur-intellectualise pas son discours, ce qui est particulièrement pertinent car dès lors, il oblige le spectateur à faire face à la « superficialité » du tourment qui est celui qu’Elizabeth Sparkle se voit contrainte de s’infliger, du cercle plus que vicieux dans lequel l’enferme sa névrose, et du caractère grotesque de ce fameux culte du corps, en redonnant notamment à celui-ci sa nature profonde : un objet de chair en mutation constante, conçu pour vivre et évoluer avec le temps, et non pas servir de panneau publicitaire destiné à satisfaire les regards extérieurs. Mais bien sûr, dans un monde d’apparences où seul le beau mérite un tant soit peu de sympathie, il est parfois bien difficile de se départir de cette envie de plaire et d’exister au moyen de son physique.
Avec une réalisation entièrement resserrée sur l’aspect sensoriel, l’expérience ainsi proposée par le film démontre et dénonce ce qu’implique le fait de disparaître (littéralement) derrière un corps qu’on dirait « programmé » pour répondre aux attentes de la société. En effet, le personnage de Sue (le « second soi » généré par l’injection de la Substance dans la peau d’Elizabeth) n’est au fond rien d’autre qu’un corps au sens premier du terme, mais dont les actions semblent exclusivement guidées par un formatage répondant mécaniquement aux critères imposés par le patriarcat, lequel l’incite à se complaire inlassablement dans le sport à outrance, la sur-sexualisation et la privation alimentaire. En voilà une « meilleure » version de soi-même !
Malgré la représentation concrète de deux êtres distincts à l’écran, l’idée sous-jacente de trouble dissociatif ne semble jamais bien loin, car si Elizabeth et Sue apparaissent comme deux entités différentes, le film ne manque pas de constamment rappeler, et avec insistance, que celles-ci ne font qu’un, et qu’il est à leurs risques et périls que de l’oublier.
À travers cet élément majeur de son scénario, le film veut montrer que chercher à atteindre un idéal contre-nature revient à oublier qui l’on est, au risque de se perdre totalement. Même si Sue n’est donc au fond qu’une sorte de projection mentale de ce que voudrait (re)devenir Elizabeth, qu’elle n’existe pas à proprement parler et qu’elle n’aurait même pas pu prendre forme sans l’intervention de la Substance, elle se retrouve pourtant prise d’une envie dévorante d’occuper finalement toute la place, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’héroïne originelle.
Par ailleurs, la « relation » entre Elizabeth et Sue présente même une dimension encore plus funeste que cela, car la seconde ne se contente pas de chercher à évincer la première (en puisant littéralement dans la moelle épinière de celle-ci, comme le veut le principe-même de la substance en question). Plus encore, elle fait preuve d’une violence extrême à son égard, à un degré très primaire, comme l’expression viscérale d’une colère féroce et dévastatrice envers soi-même, ou plutôt envers ce que l’on rejette de sa propre personne. Afin d’exister pleinement, Sue en arrive à un stade où elle ne supporte plus d’être « encombrée » de cette vieillesse inévitable que représente Elizabeth, et qui la renvoie à une partie d’elle qu’elle ne veut accepter.
Il s’agit là d’une métaphore percutante, car elle amène ainsi le spectateur à se questionner quant à sa propre intériorité, à son rapport à lui-même, à la sensation que lui procurent les images auxquelles il est entrain d’assister à cet instant.
C’est alors à cet effet et sans aucune gratuité que le gore intervient, et dans la continuité d’une mise en scène efficace et minimaliste, illustrant parfaitement l’isolement dans lequel est plongée la protagoniste. Plus seule que jamais face à elle-même, Elizabeth entre littéralement en confrontation avec ce double, Sue, celle qui aurait dû être sa meilleure alliée, la réponse à ses angoisses, sa sauveuse en somme, mais qui au contraire, à son tour prise d’une terreur incontrôlable de voir l’illusion de la perfection se briser, finit par se retourner contre elle et chercher à l’éliminer. Et si l’une cherche à exister sans l’autre alors même qu’elles ne font qu’un, quelle autre issue peut-il y avoir que celle de l’autodestruction ? C’est en reniant ce corps vieillissant qui reste le sien, en préférant l’artifice au réel, qu’Elizabeth/Sue en arrive à se dévorer elle-même de l’intérieur.
Il découle en somme de cette alternance cyclique entre Elizabeth et Sue une réflexion réellement marquante, car il arrive nécessairement un moment où le personnage de Sue se retrouve elle aussi confrontée à ses propres imperfections, aux « limites » de la nature-même de son existence. N’étant qu’un prolongement de l’ADN d’Elizabeth, il est pour elle inéluctable que de subir les mêmes complexes au bout du compte ; peut-être même plus intensément encore. Elle est si « parfaite » que le moindre morceau de gras, la moindre dent de travers vient instantanément réduire à néant tout son « intérêt », ce qui la conduira nécessairement à vouloir devenir, à son tour, une meilleure version d’elle-même. Quelle sera-t-elle, alors ?…
La fresque exposée par « The Substance » renferme donc une dimension à la fois sociétale mais aussi individuelle extrêmement puissante.
Sue symbolise les attentes extérieures mais incarne aussi la manière dont Elizabeth a envie de se percevoir elle-même lorsqu’elle se regarde dans le miroir ou encore lorsqu’elle contemple le portrait d’elle qui trône fièrement au milieu du salon de son grand appartement. Ledit objet est d’ailleurs omniprésent dans de nombreux plans, comme pour symboliser le narcissisme systémique dans lequel l’héroïne est piégée, pour montrer que « l’idéal » qu’elle recherche tant n’est autre qu’une nature morte, à tous les sens possibles du terme. Une image fixe, dénuée de mouvement et de vie, et dont la rigidité rassure, en quelque sorte. Comme une fleur qui ne fanerait jamais, un fruit qui ne pourrirait pas, – une telle perspective semble si satisfaisante que l’on pourrait la contempler sans se lasser.
C’est pourquoi, dans son dernier acte, Coralie Fargeat semble déterminée à glorifier le corps dans son « naturel » le plus absolu, fracassant le fameux mythe de la « meilleure version » de soi.
Pour traiter de la question de la libération féminine, les sujets du désir et du plaisir orgasmique n’ont pas manqué d’être explorés à plusieurs reprises ces dernières années, notamment au sein de ce que l’on nomme désormais le « cinéma post-me too » (« Pauvres créatures » de Yorgos Lanthimos, « Emmanuelle » d’Audrey Diwan, pour citer des exemples récents). Mais au-delà de l’aspect sexuel, le traitement du corps féminin comme véritable matière organique n’avait jusque là encore jamais vraiment eu lieu.
Dans le film de Coralie Fargeat, ce n’est pas grâce à une quelconque émancipation sexuelle que le personnage accède à la liberté. « The Substance » va encore plus loin que cela, d’une certaine manière, et brise encore d’autres entraves liées à la représentation du corps des femmes en dépeignant l’odyssée d’un personnage féminin passant de la sur-sexualisation à la monstruosité, comme pour se libérer définitivement de tout regard ou jugement porté sur son corps. Au lieu d’en tomber amoureuse, la Belle devient ici la Bête, et laisse une fissure bien visible sur le mythe de la « princesse » au sens large, figure féminine aseptisée, porteuse de valeurs désuètes, injonctives, irréalistes et limitantes.
Plus encore, la réalisatrice autorise son personnage féminin à devenir un monstre sans prendre appui sur les habituels ressorts de folie, sorcellerie ou sensualité, et réinvente véritablement le « film de monstre au féminin », en ramenant le corps de la femme à ce qu’il a de plus brut, essentiel, parfois purulent et sanglant. Lorsqu’un sein, que l’on érotise à longueur de temps en toutes circonstances, inspire soudainement plus de répugnance que de désir, il est alors clair que l’on assiste à un spectacle d’horreur particulièrement moderne, voire révolutionnaire. Tout, en matière de normes physiques, est question de point de vue, mais surtout de manipulation et d’illusion, et c’est ce que « The Substance » cherche à injecter dans la rétine et l’esprit de ses spectateurs. Peut-être, alors, en sont-ils ressortis en étant une meilleure version d’eux-mêmes…
En définitive, « The Substance » est un film empreint d’un symbolisme psychologique très fort, décrivant le mal-être provoqué par le fait de vivre selon un schéma (qu’il soit sociétal ou de toute autre nature) et de s’y tenir si intensément qu’il finit par nous ronger de l’intérieur. Ainsi porteuse d’un message fort et libérateur, Coralie Fargeat montre qu’il est possible de diffuser un féminisme mainstream dans le cinéma hollywoodien contemporain, et d’attirer l’attention d’un large public sur des questions de société fondamentales, telles que les souffrances infligées au corps des femmes, et même des individus de manière plus globale. Un classique instantané.
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