Un film presque aussi démonstratif que La Loi du marché mais assez paradoxal et raté.
Le plus intéressant du film consiste en l’exposé d’une situation qui en rappelle malheureusement bien d’autres : il y a deux ans, une usine possédée par un grand groupe aurait dû fermer mais les salariés ont accepté une réduction de leur salaire contre une promesse de maintien des emplois. L’usine fait des bénéfices, cependant, le groupe allemand propriétaire de l’usine veut la fermer car le taux de profit n’est pas assez élevé. Les salariés, voulant négocier avec le patron allemand Hauser, en appellent au maire d’Agen, au conseiller social de l’Elysée (pour qu’il exige du propriétaire français qu’il appelle Hauser), à un haut dirigeant du Medef pour qu’il demande à son homologue allemand d’appeler Hauser), trouvent un repreneur dont le projet est jugé viable par l’Etat… Après le blocage d’une autre usine du groupe, Hauser accepte de rencontrer les salariés mais dit que l’offre du repreneur n’est pas crédible et qu’il va la refuser ; selon Laurent, syndicaliste, c’est pour empêcher tout concurrent de s’implanter dans la région.
On ne voit pas souvent un repreneur refuser l’offre d’un acheteur et on apprend que la loi française n’oblige un groupe qu’à chercher un repreneur et pas du tout à accepter la meilleure offre… Tout le reste semble être un schéma abstrait de ce qu’est une lutte pour l’emploi dans le capitalisme financier mondialisé, commun à plusieurs luttes (selon le metteur en scène, « le cas de Perrin Industrie décrit dans le film, c’est Goodyear, Continental, Allia, Ecopla, Whirlpool, Seb, Seita, etc. »). C’est donc un projet général très louable de décrire toutes ces situations en une seule, avec une grande netteté dans les enjeux sociaux et économiques.
Mais à force d’abstractions, le film ne montre pas d’êtres humains (j’y reviens), seulement des méthodes capitalistes qui sont très connues du spectateur qui a lu Jacques Généreux, Frédéric Lordon ou Serge Halimi, vu La Mise à mort du travail ou Les Vivants et les Morts (avec lequel il partage beaucoup de choses, sauf la durée qui permettait un approfondissement magnifique et j’ai envie de comparer les deux). Bref, on peut très bien n’avoir aucune surprise devant ce film. Il reste assez intéressant pour un adolescent ou un jeune adulte qui veut en savoir plus sur le capitalisme du XXIe siècle.
Mais il y a plus problématique et si le projet pédagogique est tout à fait louable au départ et les idées qui y ont présidé sont les plus justes socialement, économiquement, humainement, de graves défauts en viennent irrémédiablement entacher l’exécution.
Dans La Loi du marché, avant que le personnage de Lindon ne trouve un emploi, chaque scène constituait une humiliation, une violence symbolique. On le voyait rapidement et, quand une scène commençait, on était sûr qu’elle allait mal se terminer quoi qu’il arrive : cette programmation du déroulement du film le rendait très lourd et démonstratif. Dans En guerre, on en est presque là : d’abord 95% du film est consacré aux actions syndicales et pendant 1h15, toutes les scènes de lutte se terminent au désavantage des salariés. Il y a bien une scène d’entente des syndicats mais cette entente se fissurera vite et ne se reformera pas. Au bout d’1h15, une scène se termine plutôt bien (quand on apprend que le patron allemand a accepté de rencontrer les salariés et que les syndicats ont trouvé un repreneur dont le projet est viable) mais comme c’est seulement pour rencontrer les salariés, on voit bien que le patron ne se sent obligé à rien du tout (il ne fait pas de nouvelles propositions avant la rencontre) et que comme précédemment, cette rencontre pourrait bien être tout aussi décevante pour les salariés, ce qui ne manque pas d’arriver. Le film est donc très monotone sous cet aspect, ce qui contribue à lui enlever tout caractère surprenant.
Chez Mordillat, il n’y a pas du tout cette linéarité, des évènements viennent encourager et rassurer les salariés avant que d’autres ne les désolent. Il y a surtout un grand nombre de scènes chaleureuses, vivantes, drôles, intimistes montrant la vie privée des ouvriers en lutte, qui équilibrent la violence sociale subie par ailleurs.
Le plus grave est la contradiction fondamentale entre les idées qui parcourent le film et la manière dont elles sont mises en œuvre.
Le film fait manifestement l’éloge des luttes syndicales (il est dit plusieurs fois que Laurent est à la CGT ; ses opposants appartiennent à un syndicat d’entreprise imaginé pour le film, alors que les noms des syndicats serviles sont bien connus…). Mais en réalité il y a vraiment un seul personnage principal et, miracle, c’est un super-héros : il est d’une ténacité et d’un courage à toute épreuve, toutes ses décisions, tous ses choix sont les bons, jamais il ne semble hésiter, c’est toujours lui qui semble tout faire et qui est en première ligne dans les négociations (personne ne le relaie) ; c’est d’ailleurs pour lui l’occasion de tirades développées et assez bien senties ; c’est le seul personnage dont on voit un peu la vie privée (sa femme, sa fille enceinte pour qui il est un « héros », en toutes lettres, si jamais le spectateur ne s’en était par rendu compte). Même quand il est bourré, c’est lui qui dirige la conversation (la phrase à répéter sans se tromper), c’est lui le centre de la scène. Même quand il traite quelqu’un de pauvre con, il retire tout de suite gentiment. Et bien sûr la fin du film surenchérit encore dans le caractère héroïque et tragique de Laurent. On se croirait dans Moi, Daniel Blake.
Laurent a bien une collègue syndicaliste, Mélanie, une femme, mais elle est nettement moins parfaite : elle fait les mêmes choix que lui mais elle n’a pas vraiment droit à la parole : dans les actions et les réunions de négociation, elle a au mieux une phrase de temps en temps, attention, une seule à la fois. Elle fait preuve de courage puisqu’elle a deux enfants à charge et en train de se séparer ; on l’apprend quand elle parle à Laurent qui lui demande à propos de son ami : « Il ne comprend pas, il n’est pas admiratif ? ». Le dialogue montre au passage que Laurent lui, comprend, et ne dit que des banalités sur Mélanie (sa situation douloureuse sonne tout à fait juste mais n’est pas explorée davantage). (Bilan : Laurent : 1 ; Mélanie : 0, une fois de plus.) Et le moment où elle prend le plus longtemps la parole, elle fait surtout l’éloge de Laurent qui lui a toujours redonné courage (Bilan : Laurent : 186 ; Mélanie : 0).
Il y a un personnage d’avocate dont la connaissance du droit aurait pu permettre de répartir plus équitablement les qualités humaines et l’efficacité dans la lutte, mais on la voit trop peu et ce n’est jamais elle qui a le dernier mot.
Au lieu d’un groupe d’activistes, on voit donc surtout un super-héros et son comparse sans grand intérêt. Un peu individualiste, tout ça… Brizé fait reposer tout le film sur Lindon et pas sur ses acteurs non professionnels dont il ne tire pas grand-chose et auxquels il ne semble pas faire confiance. Pourquoi devait-il y avoir un acteur professionnel de toute façon ? Pourquoi n’avoir pas choisi que acteurs non professionnels (sinon pour parvenir à faire le film) ? On dirait un peu un de ses biopics américains récents édifiants où le héros est seul contre la société toute entière et en perd la vie…
Chez Mordillat, c’est exactement le contraire : il y a un personnage principal (Robinson Stévenin) mais il n’a rien d’un super-héros et dès le début une scène choquante de violence conjugale nous en prévient, et d’autres mensonges suivront… Autour de lui gravitent de nombreux autres personnages qui ont une grande importance, il n’est pas le centre, le moteur unique de toutes les scènes. On y voit d’autres ouvriers, plus anciens et plus respectés que lui, un ouvrier d’origine arabe, etc. et surtout les femmes ont une très grande place, les ouvrières et une journaliste de Libération. On y verra même les dissentions entre les hommes et les femmes… et puis finalement ces deux manifestations qui se rassemblent, dans une lutte commune.
Les capitalistes (direction de l’usine, du groupe français, du groupe allemand), eux, et leur soutien (le conseiller de l’Elysée) ne sont montrés que dans les réunions avec les syndicalistes, donc c’est le festival habituel de novlangue libérale hypocrite : si on en n’a peu entendu, c’est choquant ; si on connaît, c’est fort prévisible. Leurs interventions, aussi vraies et justes soient-elles, n’ont là non plus rien de surprenant, tellement le discours capitaliste s’est bien rôdé en France depuis 1983…
Chez Mordillat, c’est encore très différent : on y voit l’hypocrisie et la langue de bois mais c’est beaucoup plus riche : on y voit des ouvriers passer contremaîtres (François Morel et l’ami de Robinson Stévenin) donc changer d’avis, et certains hésiter à céder au chantage. On y voit surtout la direction, à la fois entre eux (avec des scènes très fortes où celui qui met en œuvre le plan de licenciement se rend compte qu’il s’est fait manipuler par son chef et lâcher par ses collègues) et dans leur vie privée (le même cadre qui a des valeurs catholiques conservatrices, donc des principes, qui sont en accord avec ses actions). Mordillat développe en fait très peu les scènes de négociation.
Enfin, il y a cette mise en scène toujours si personnelle de Stéphane Brizé qui à mon avis est très dommageable au sens et à la force du film.
D’abord, pourquoi ce tremblement perpétuel de l’image, sinon pour donner une impression documentaire, mais qui commence à être usée jusqu’à la corde (parce que de nombreux documentaires criants de vérité s’en passent fort bien), au point que même certains plans des journaux télévisés du film sont tremblés, ce qui me paraît assez faux.
Ensuite, dans presque tous les plans du film, il y a (au moins pendant une partie du plan) un objet ou une personne flou(e) en amorce et une partie du fond de l’image qui est flou, ce qui n’a que pour effet de séparer nettement le personnage filmé de son environnement, en particulier des autres. On filme une action collective et on sépare tout le monde, est-ce bien raisonnable ? Car en outre une très grande partie du temps, il n’y a qu’un seul personnage parlant à l’écran, en assez gros plan, l’autre éventuel écoutant ou ne prenant pas part à la discussion, ce qui contribue à cet isolement assez radical des personnages les uns des autres. Il n’y a donc pas de composition visuelle qui donnerait de la force aux affrontements, comme dans le grand cinéma classique, ou même, avec un seul personnage présent, dans les recherches visuelles sophistiquées des films de Kijû Yoshida). Cette utilisation du flou enlève aussi de la force aux scènes, parfois : quand un personnage s’énerve contre un autre et le prend par le col, on ne voit plus celui qui est agressé car il est caché par un personnage flou en amorce… comment s’intéresser ?
Parfois c’est le montage et la musique qui sont incompréhensibles. Il y a des scènes un peu violentes (par exemple, où les salariés se font dégager par des CRS, dans les locaux du Medef ou devant l’usine) avec une musique électronique angoissante. Mais pourquoi y a-t-il exactement le même genre de musique sur la manifestation, tout au début du film, où rien ne se produit ? Et la même scène est montée de manière extrêmement rapide, les angles se tordent, la caméra devient épileptique, ça devient cauchemardesque… Sans doute Brizé veut-il montrer que les actions vont dégénérer et avoir des conséquences violentes, mais c’est surprenant qu’il ne filme pas l’unité, la force commune de ceux qui manifestent ensemble…
Le film de Brizé est déprimant par son absence complète d’espoir, qui paraît assez gratuite, vu la richesse des idées anticapitalistes qui existent pour améliorer les choses (certes très difficiles à mettre en œuvre). Les Vivants et les Morts, La Grève, Viva Zapata!, Le Sel de la terre, Les Camarades (Mario Monicelli), Comrades, L’Homme de fer, Classe de lutte, The Navigators, Tous au Larzac, Merci patron ! donnent une image autrement plus positive et parfois enthousiasmante des luttes collectives, bien plus mobilisatrice.