Or, noir et sang
Qu’est-ce qui fait d’un film un très grand film ? Comment expliquer que s’impose à vous dès le premier plan-séquence, qui part du visage de l’interlocuteur pour très lentement révéler le Parrain,...
le 25 nov. 2013
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Sérieusement, vous pensiez que la Mafia n’étaient que de vulgaires gangsters qui pratiquent le chantage, le racket, le meurtre, qui dirigent les réseaux de prostitution et plus tard les filières de la drogue, faisaient affaire avec les dirigeants de grandes entreprises, assassinaient les hommes politiques américains et les juges italiens…C'est ce qu'on aurait pu penser au vu des films qui ont précédé Le Parrain. Dans Scarface, Paul Muni joue un mafieux psychopathe et incestueux ; dans Key Largo, le personnage d’Edward G. Robinson, inspiré par Lucky Luciano, a une soif irrépressible de pouvoir et d’argent (« he wants MORE ! » dit Bogart) ; Le Défi montre des mafieux qui règnent sur le marché et malheur à qui essaie de s’y faire une place ; dans Mafioso, on assiste à la destruction morale d’un homme par la Mafia ; Main basse sur la ville montre les manipulations immobilières et politiques d’un mafieux (Rod Steiger) ; dans À chacun son dû, des gens intègres sont assassinés par la Mafia d’une petite ville… Bref, avant 1972, on avait eu droit à des visions sans nuances et caricaturales des mafieux. Heureusement, la trilogie fameuse de Coppola (et avant elle le roman de Puzo) est venue remettre de l’ordre dans tout ça, au grand soulagement de de ces malheureux Italo-américains si longtemps méprisés.
Un petit résumé fidèle
C’est la nouveauté essentielle du premier Parrain : il nous révèle qu’il y a les bons mafieux et les mauvais mafieux. Les bons mafieux devraient être faciles à reconnaître : ils ont de beaux visages, ils sont honnêtes en affaires et ils s’appellent Corleone. Les autres, les mauvais mafieux, c'est rien que des sales types : ils ont pleins de problèmes : une tendance à trahir, de l’obésité ou des rides, une sale moustache ou une sale tête, et ne restent pas longtemps à l'écran. Mais ils s’appellent parfois Corleone aussi et, comble de complexité, tous s'habillent trop classe et s'éclairent à la lampe marron 20 watts pour montrer qu’avec eux il ne faut pas rigoler. Pas évident de faire la distinction, mais le scénario va considérablement nous aider.
Le bon mafieux est un type délicat. Quand vous lui demandez de zigouiller deux gars qui ont violé et défiguré votre fille, il fait des manières : « ch'me rappelle plus quand ch'était la dernière fois que ch'uis allé chez vous prendre le café... Vous ne voulez pas de mon amichié... etc. » Ces scrupules l’honorent mais sont pénibles, bien sûr, et la scène aussi. Patientez et finalement dites « Parrain, soyez mon ami » avec un bisou sur la main du vieux et il vous arrange votre vengeance.
Ainsi au début du film, les bons mafieux rendent des services qui semblent d’une justice éclatante. Pour que le spectateur ne leur en tienne pas rigueur, on ne voit même pas les sentences, qui auraient pu le faire réfléchir mais ça aurait été dommage. Les deux violeurs ont été relâchés ? Il faut faire quelque chose. Un producteur hollywoodien est agressif et grossier avec eux ? On lui apprendre les bonnes manières et quoi de mieux que la célèbre blague de la tête de cheval ? Après tout, ce n’est même pas un être humain, alors pas de problème !
Ensuite on voit les mauvais mafieux. Eux, ce sont des nerveux. Vous leur dites : « Non, la drogue ça ne m'intéresse pas, je ne veux pas m'associer avec vous ». Loin de respecter votre esprit civique et votre moralité irréprochable, ils tuent votre homme de main préféré (Luca Brasi) et le chef de la famille ! Enfin pour le chef, ils n'y arrivent pas, même à bout portant avec cinq balles. Visiblement, en plus d’être violents, ils sont nuls. Ils recommencent, cette fois avec l'aide d'un capitaine de la police corrompu par la famille Tattaglia. Et ils n’y arrivent toujours pas ! Mais trop, c’est trop, le spectateur outragé par tant de violence n'en peut plus, heureusement Michael, le fils prodigue, décide de venger son papounet et tue les deux commanditaires (Sollozzo et McCluskey), c'est bien fait pour leur sale gueule.
Pendant que Michael va passer un an de vacances en Sicile, la guerre des familles fait de nouveau rage. On piège même ignominieusement Sonny, le frère bourrin de Michael, trahi par le mari de leur soeur. En Sicile, Michael a le coup de foudre pour une fille du coin et elle aussi, c'est romantique. On ne la voit jamais faire de phrases mais elle est mignonne. Et puis ça devient tragique : apprenant à conduire alors qu’il y a une bombe dans la voiture, elle n'aura jamais le permis. Michael s'en est tiré mais n'en parlera jamais, gardant virilement pour lui cet amour inaccompli.
Michael revient aux Etats-Unis et fait tuer le mari de sa soeur. Son père met un terme à la guerre des familles en promettant de partager ses juges avec elles. Mais il passe la main à Michael et ressasse sans arrêt ces évènements, au point qu’un jour il dit à Michael : « Tattaglia n'aurait pas eu le cran seul. C'est Barzini qui est derrière tout ça ». Barzini, on l'a vu au mariage du début où il a fait molester un photographe, on l’a entraperçu à la réunion au sommet où il a parlé trois minutes, mais il n’existe pas et on s'en fiche complètement. Pas Michael, dont le père ajoute : « Celui qui viendra te proposer une rencontre avec Barzini (pour t'assassiner) sera le traître de notre famille ». Mais comment fait-il pour être aussi fort ? Pourtant le traître en question, on l'a à peine vu aussi, on s'en fiche aussi.
Michael commence à en avoir assez de tous ces sales types qui lui veulent du mal. Il en fait tuer plein en même temps pendant le baptême de son fils : Tattaglia (je crois), Barzini, le traître de la famille et un certain Moe Green, un rouquin assez vulgaire qui avait hurlé en postillonnant sur Michael qui voulait lui prendre son casino. La famille s’est vengée mais Michael est quand même obligé de mentir à sa femme interloquée par nombre de ses beaux-frères. La famille Corleone est plus puissante que jamais. Fin.
Des bons mafieux et des mauvais mafieux
Premier problème : l’existence des bons mafieux. De qui s’agit-il ? C’est très clair : il s’agit de Vito, Michael, Sonny et Tom. Ils constituent le noyau dur de la famille Corleone et la représentent aux yeux des autres mafieux et du spectateur. Pourquoi sont-ils de bons mafieux ?
Les Corleone parlent sans cesse d’affaires mais on ne verra jamais leurs trafics, le jeu, la prostitution, etc. Ils refusent de toucher à la drogue. Toutes leurs affaires restent totalement abstraites et ils semblent sans doute de respectables hommes d’affaires aux yeux du spectateur qui vient se divertir. Leurs ennemis, eux, veulent se lancer dans le trafic de drogue.
Les Corleone rendent la justice et des services aux leurs (il faut que les violeurs du début soient carrément acquittés ; s’ils avaient été condamnés à dix ou quinze ans de prison et que Vito les avait fait tuer, le spectateur aurait pu ne pas trouver cela aussi légitime). Leurs ennemis, on ne sait pas.
Les Corleone sont incarnés par des acteurs d’une grande présence physique et souvent beaux. Leurs ennemis sont quelconques (Fredo et le beau-frère) ou ont une sale tête, Sterling Hayden le premier.
Les Corleone ne sont pas responsables de la guerre des gangs, au contraire c’est une décision morale (le refus du trafic de drogue) qui la déclenche. Leurs ennemis sont donc désignés comme les responsables, d’autant plus que cette guerre commence par le meurtre de Luca Brasi et l'attentat contre Vito.
Les Corleone ne se font justice qu’après avoir enduré les morts les plus douloureuses et les plus igniominieuses (Sonny mitraillé par quinze tueurs), notamment des innocents proches d’eux (la fiancée italienne victime d’une bombe). Eux ne tuent que des gens qui sont effectivement coupables de les avoir attaqués et ces attaques étaient si violentes que les représailles des Corleone (en particulier les deux meurtres de Michael) sont pratiquement de la légitime défense. Dans le cas de leurs ennemis, c’est tout le contraire.
Michael fait tuer son beau-frère mais celui-ci a effectivement trahi, mettant en danger les membres de la famille et leurs affaires, donc là encore ça peut passer pour une sorte de légitime défense aux yeux de certains spectateurs.
Par ailleurs, le noyau Corleone fait preuve d’une loyauté et d’une fidélité à toute épreuve.
Le film affirme donc haut et fort qu’il existe des mafieux qui ont de grandes qualités, y compris morales, et en fait ses héros, de sorte qu’on voit de bons mafieux à l’écran la plus grande partie du temps. Sans être spécialiste de la Mafia, on peut se demander : ce point de vue a-t-il la moindre vérité historique ? Qui a jamais entendu parler de bons mafieux ? Pas moi. Les mafieux sont des mafieux. Sans doute qu’il y en a eu des (un peu) moins violents que d'autres. Sans doute que certaines familles ont moins de sang sur les mains que d'autres. Et alors ? Toute hiérarchie selon ce critère serait absurde.
C’est sans doute le calcul commercial qui pousse Puzo à inventer des bons mafieux auxquels le spectateur peut facilement s’identifier (ce que Coppola ne remet pas en cause, bien au contraire).
« Un conte de fées pour adultes »
C’est le titre du chapitre consacré au Parrain dans le livre très intéressant (et accablant) de Tim Adler, La Mafia à Hollywood. Il décrit la genèse et la réception du roman de Puzo : c’est ravageur, de nombreuses anecdotes très drôles prouvent que la Mafia adore son livre (ce qui en dit long sur son caractère immoral), mais elles ridiculisent l’auteur (et les mafieux).
On y lit aussi la genèse du film. Le roman s’étant écoulé à 21 millions d’exmplaires, Paramount décida d’en faire un film. Une trentaine (!) de réalisateurs refusèrent de le mettre en scène pour ne pas faire l’apologie de la Mafia, tout comme Coppola au début. Mais il avait beaucoup de dettes et, voyant la femme de Walter Murch passionnément plongée dans la lecture du roman, il se dit « que le livre devait bien contenir quelque chose d’intéressant ». Coppola accepta alors de faire le film sous deux conditions : « il ne devrait pas mentionner les mots “Cosa Nostra” et “gangsters” » et « il ne devrait pas contenir de scènes violentes. Coppola voyait plutôt Le Parrain comme une saga familiale. » Il dira même plus tard : « le plus drôle dans tout ça, c’est que je ne me suis jamais beaucoup intéressé à la Mafia. »
Adler raconte encore les problèmes de la production avec l’Italian American Civil Rights League fondée par Joe Colombo, le chef de la famille Colombo (on croirait que les Italiens n’avaient pas les mêmes « droits civiques » que les autres habitants, comme les Noirs quelques années avant !). La ligue « protestait contre les stéréotypes sur Italo-américains, présentés comme des gangsters et des truands (…) Colombo affirmait que la Mafia n’existait pas. » La ligue organisa des rassemblements (et récolta en une fois 600 000 dollars !) pour faire cesser la production du film, sans succès. Au cours d’une réunion, le producteur Al Ruddy promit à Colombo que seules des expressions anglaises seraient utilisées, comme « les cinq familles », mais pas « Mafia » ou « Cosa Nostra ». Le Wall Street Journal révéla l’histoire. Le sénateur John Marchi (soutenu ensuite par le New York Times) affirma à Ruddy qu’« abdiquer face à la ligue était “une insulte faite aux millions et millions d’Américains loyaux d’origine italienne.(…) Apparemment, vous vous êtes laissé convaincre par l’absurde théorie de la ligue, qui voudrait qu’on puisse exorciser les démons en bannissant leurs noms de la langue anglaise (…)” ».
On voit ainsi dès le départ l’absence totale de point de vue sur la réalité de la Mafia. D’abord de la part des producteurs qui veulent exploiter un succès commercial avec Puzo comme scénariste, donc certainement sans changement dans le point du vue sur la Mafia. Que le premier studio racheté par une multinationale (en 1966) n’ait aucun point de vue politique sur la Mafia n’est certes pas surprenant. Le désengagement de Coppola l’est davantage mais le sujet ne l’intéresse pas et tente de le détourner vers une histoire de famille. Il se bat pour imposer nombre d’idées (retour aux années 1940, les scènes de repas, danses, fêtes, choix des acteurs). Mais tout cela ne change absolument rien à l’irréalisme fondamental du film. Finalement, parmi les tous les gens qui ont permis la création du Parrain, personne n’en a rien à faire de la vérité.
Trahison et loyauté
Là-dessus, Tim Adler cite Nicholas Pileggi, spécialiste du crime organisé (et futur auteur des livres adaptés par Martin Scorsese et co-auteur de leurs scénarios). « “[Les mafieux] ne sont pas des personnages de film. Il n’y a rien de noble en eux. Ce sont des êtres vils”. Pileggi expliquait que la pègre était régie non par l’honneur et la loyauté, mais par la trahison et la perfidie. “Cette vision romancée de la Mafia est extrêmement éloignée de la réalité. C’est un monde plein de douleur, qui la plupart du temps, est infligée aux autres.” »
Le problème que pose Le Parrain à Pileggi, c’est que dans le noyau dur Corleone, la loyauté est sans faille et que les trahisons viennent de l’extérieur, de personnages complètement secondaires. Raison de plus pour admirer ces mafieux loyaux à tous égards. Or il suffit de comparer à trois autres films américains ultérieurs à côté desquels les Parrain sont définitivement ringards : L'Honneur des Prizzi, Les Affranchis, Casino (sans parler du Flambeur qui montre, l’année du Parrain 2, l’implication de la Mafia dans le trafic de drogue, et de tous les films italiens prodigieux qui ont été faits ensuite sur le sujet). Dans ces trois films, la trahison est aussi le fait des personnages principaux, ce qui paraît nettement plus réaliste selon Pileggi, et ce sont des moments dramatiquement très importants à la fin de ces films, car ce sont parmi les dernières actions des personnages avant leur mort ou leur chute. Pas de danger que cela les rende admirables aux yeux des spectateurs.
Les cinéphiles connaissent des dizaines de films qui dénoncent leur héros, son comportement, ses actions, disent que c’est une ordure, sans que cela affaiblisse le moins du monde l’intérêt qu’on leur porte. Refuser ce traitement aux Corleone, c’est continuer le calcul commercial.
Un récit shakespearien ?
Le film ne ressemble pas à aux pièces historiques de Shakespeare que j’ai lues. Chez le dramaturge, on assiste aussi à des complots pour le pouvoir, des trahisons, des manipulations, des meurtres mais il y a la même différence avec Shakespeare qu’avec les trois films de mafieux pré-cités.
Dans Henri VI, les deux camps de la guerre des Deux-Roses ont leurs raisons (sur la succession) et les deux complotent, alors que chez Coppola, les ennemis sont assez abstraits, très peu montrés et évoqués (l'absurde et fantomatique Barzini), ultra-violents et assez irrationnels et leur mobile n’est que l’argent. Il se concentre sur ces braves victimes de Corleone, ce qui à mon avis fait perdre une force considérable au drame.
Ce n’est pas Richard II, son mauvais roi prenant de mauvaises décisions et son vainqueur usurpant la couronne. Surtout pas Richard III et son portrait du tyran. A la limite Henri V et son roi héroïque à qui tout réussit…
La pièce la plus proche serait Henri IV : Henri IV voit des alliés faire défection après une querelle et rejoindre ses ennemis. Il finit par remporter une victoire mais son pouvoir est affaibli par le fait que c’est lui l’usurpateur qui a déposé Richard II en même temps que le roi d’Angleterre… Il n’y a pas du tout cet aspect chez Coppola, où Brando a au contraire une légitimité morale énorme à la fois auprès des autres familles (il fera la paix au milieu du film) dont les Corleone sont les égales et de la population italo-américaine à laquelle il rend de si précieux services.
Ensuite Henri IV est malade et doit bientôt céder le trône mais son fils est un débauché et un fêtard (sublime souvenir du Falstaff d’Orson Welles) qui s’avérera un brillant roi. Là on est assez proche d’une partie du film de Coppola. Le successeur semble trop honnête pour prendre la relève du père comme le successeur semblait trop incapable chez Shakespeare. Les deux prendront brillamment la relève. Reste la différence essentielle : chez Shakespeare, c’est pour le pouvoir et les motivations sont multiples (car Henri V voudra le bien de son pays) alors que chez Coppola, c’est juste pour avoir le plus d’argent possible…
Le film de Coppola ne ressemble pas à une tragédie shakespearienne qui est la chute d’un homme illustre causée par lui-même. Cela ne correspond pas au Parrain, puisqu’il n’y a pas de chute… A la fin du film, Michael est toujours à la tête de la famille et la famille est évidemment toujours puissante, puisque malgré ses pertes, elle a réussi à se venger de tous ses ennemis et de ses branches pourries dangereuses. Le début du deuxième volet le confirmera par la longue scène de fête, tout comme dans le troisième film. Il n’y a que le couple de Michael et Kay qui est détruit et encore ils ont eu des enfants, donc la famille va continuer…
Si on pense que le film est tragique, alors on doit admettre qu’il n’a rien de réaliste, c’est-à-dire rien de typique. Si nombre de familles mafieuses connaissaient une fin tragique, si c’était si horrible d’appartenir à la Mafia, ça se saurait et, surtout, les mafieux, ces pauvres chous, auraient peut-être arrêté leurs affaires et seraient partis élever des chèvres dans l’Aveyron.
Personnellement le film me fait penser aux Damnés de Visconti, où une famille était détruite par le nazisme, comme Coppola voudrait (peut-être) raconter l’histoire d’une famille détruite par le crime organisé. Mais outre la profondeur bien plus grande, comme à chaque fois, c’est le point de vue non manichéen qui change tout aussi chez Visconti. Les personnages intègres de la famille sont éliminés les premiers et après, le Nazi joue les uns contre les autres et entre Dirk Bogarde l’arriviste et Helmut Berger le pervers, on compte les points avec passion mais on ne prend pas parti.
Une victime du destin ?
On lit parfois que Michael serait serait un type bien (quand il revient de la guerre) victime de son destin parce qu’il se trouve contraint de prendre la succession de son père et que c’est sa tragédie à lui.
Jamais de la vie. Quand son père se fait attaquer, il ne porte évidemment pas plainte (alors que la famille a des juges en son pouvoir, c’est même le sujet du premier conflit avant le trafic de drogue et ils ne vont servir à rien, c’est malin), car sans doute la police mettrait le nez dans les affaires de sa famille et de ses associés. Par ailleurs, il n’exprime jamais le souhait de prendre ses distances vis-à-vis de sa famille et de ses « affaires ». Donc dès le début il ne semble pas avoir grand-chose à redire à la moralité des entreprises de sa famille (quand même, le jeu, le racket, la prostitution). Il préfère aider sa famille de sales types.
Après l’attaque de son père, Michael veut le venger. Mais il ne se pose pas longtemps de questions et cela ne l’obligeait pas pour autant à tuer. On peut imaginer des solutions, plus ou moins irréalistes mais à plus long terme : persécuter la famille ennemie en pourrissant ses affaires, corrompre certains de leurs hommes pour avoir des preuves et les faire dénoncer à un procureur enthousiaste… je ne sais pas ce qui serait réaliste mais il est vrai que ce serait moins commercial et vendeur que la bonne vieille loi du talion.
Michael dit qu’il n’a pas le choix. Mon œil. Sa décision montre que Michael partage déjà l’absence de sens moral de sa famille. Et vu le sang-froid qu’il y met, ça fait peur ou plutôt ça devrait faire peur mais je pense que le spectateur est censé être soulagé de la mort de ces deux commanditaires. Quand il accepte de devenir le chef de la famille, ce n’est pas une souffrance morale pour lui… Il est exactement comme son père depuis longtemps, c’est tout !
Si le film avait été réaliste et profond, il aurait pu faire beaucoup mieux que d’imaginer un beau-frère qu’on ne connaît quasiment pas ou un frère faible qui met inévitablement en danger la famille… il aurait pu inventer un personnage qui doute, veut s’éloigner de sa famille de mafieux, voire agir contre eux, y arrive ou pas…. Bien sûr ça aurait obliger le spectateur à se poser des questions éthiques sur les actions des Corleone et prendre parti pour ou contre la Mafia. Manifestement, ce n’était pas l’objectif du film… Dans l’extraordinaire Les Cent Pas, Peppino appartient à une famille de la Mafia (y compris son père) et s’y est opposé de toutes ses forces et bien sûr il a mal fini. Dans Lea du même réalisateur, une femme qui découvre les activités de son mari le dénonce à la police, et elle aussi a mal fini. Voilà de vraies tragédies, inspirées d’histoires vraies, qui plus est, bref, tout à fait le contraire du Parrain.
Une esthétique perverse
Lors du tournage de l’attaque de Vito devant l’étal d’oranges, deux mafiosi étaient présents et commentaient la scène. Adler écrit, toujours d’après Pileggi : « Aucun d’entre eux ne semblait convaincu. Ils estimaient que Brando ne faisait pas assez riche. “On dirait un marchand de glaces. Ca ne va pas du tout. Un homme comme lui devrait avoir du style. Il devrait avoir une boucle de ceinture en diamants et une bague sertie de diamants et une broche. Tous les vieux chefs adorent les diamants. Ils en portent tous.”». Ainsi le choix des costumes sombres et élégants contribue encore rendre les mafieux respectables. Les deux mafieux du tournage pensaient peut-être aux chefs des années 1970 et peut-être que dans les années 1940 les chefs étaient moins bling-bling… Dans L’Honneur des Prizzi, John Huston corrigera cela avec une ironie grinçante dirigée contre les deux héros, l’un avec son costume jaune, l’autre avec sa voiture rouge… sans parler de l’aspect artificiel de Las Vegas dans Casino. Que voit-on dans Le Parrain de l’argent qui est tout de même la raison d’être des affaires mafieuses ? Presque rien, ce serait trop vulgaire ou trop choquant pour le spectateur, alors que Casino détaille au contraire les trafics et la circulation de l’argent.
Il en va de même pour tout le reste. La photographie brunâtre donne un sérieux au film, le rythme lent donne une solennité (il est différent à la fois du rythme des années 40 et de celui du cinéma américain moderne du début des années 1970), le montage flamboyant (notamment la fin) donne une grandeur aux actions et montre la puissance de la famille Corleone. Ces effets esthétiques tentent clairement de transcender l’aspect commercial du scénario et ils y parviennent en partie. Le film a un style visuel très fort mais le problème est que film donne ce sérieux, cette solennité à des êtres qui ne la méritent nullement. Coppola ne voulait pas glorifier la Mafia par le scénario mais sa mise en scène ne fait que cela. Dans plusieurs autres films, il aura un style flamboyant et ce sera idéal mais ici ce n’est pas du tout adapté au sujet.
Un film hypocrite et réactionnaire
Bertrand Tavernier parle de la Mafia du film comme « d’un monde laborieux, petit-bourgeois, gangrené par la suspicion, la paranoïa, la trahison ». C’est vrai mais le film se limite à cela. Or cette violence entre mafieux est parfaitement dérisoire et négligeable à côté de l’importance de la Mafia et du mal infligé aux innocents (comme le rappelle Pileggi) et au pays, du point de vue moral, économique et démocratique. Ne pas en parler, c’est en exonérer les mafieux. (Ou faire semblant s’en parler : il est tout au plus question d’une poignée de juges et d’hommes politiques vaguement proches des mafieux, sans incidence sur l’histoire, sans possibilité pour le spectateur d’évaluer les problèmes que cela pose.)
Coppola choisit ainsi de négliger une partie très importante de la réalité mais c’est un gigantesque mensonge par omission d’une lâcheté et d’une malhonnêteté intellectuelle totales. On dirait Michael Lonsdale dans Baisers volés qui définit Hitler comme un petit peintre paysagiste… Par rapport aux films précédents sur la Mafia que je mentionnais en introduction, Le Parrain paraît pseudo-réaliste mais il en fait profondément réactionnaire.
La Mafia ne s’y est pas trompée. C’est Puzo qui avait imaginé le terme « parrain » (la Mafia ne l’avait jamais utilisé) mais après le succès du film, les gangsters se sont mis à s’appeler ainsi et à « faire revivre des coutumes moribondes, par exemple embrasser la bague du don. » Ils ont bien compris qu’avec ces films ils tenaient un miracle inespéré…
Créée
le 20 avr. 2013
Modifiée
le 22 avr. 2013
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