Stéphane Brizé se doutait-il que son dernier film En Guerre sortirait dans un contexte de mobilisations sociales aussi importantes, des cheminots, étudiants jusqu'aux hôpitaux ? Sachant que la date coïncide plutôt avec le festival de Cannes où il se trouvait en Sélection Officelle, il y a plutôt à parier que non. Et pourtant, son film n'est pas destiné à sensibiliser les bourgeois de La Croisette, du moins pas exclusivement. Il veut avant tout se servir de la fiction pour faire la synthèse d'un front social bien réel, celui des délocalisations d'usines industrielles dans des recoins de notre chère République où le chômage est massif. Dans un style étroitement lié à celui du documentaire, la marche forcée de la mondialisation est à prendre au sens propre, tant elle se voit personnifié par les managers, les représentants de l’État et les CRS comme une force centrifuge inéluctable. N'y a-t-il donc rien à tenter ? Pas si sûr…
En tout les cas, Brizé ne se fait aucune illusion quand à l'issue du combat entre les grévistes et leurs employeurs. Face à la machine néolibérale, son langage, ses visages, sa violence et son besoin « nécessaire » de « compétitivité », Vincent Lindon fait figure de Don Quichotte, même auprès d'une partie de ses camarades de lutte. Le constat amer que fait le film avec tant de méthode, c'est que la négociation n'est plus possible. Lorsque c'est le patron qui loue les bienfaits du « dialogue social », c'est bien parce qu'il en a prévue l'issue par avance, quoiqu'il arrive. Et que le système de déréglementation du marché à l’œuvre ces dernières décennies lui a en donné les moyens. Dans cette optique, une lutte locale pour empêcher la fermeture d'une usine donne tous les atours de la charge des moulins du héros de Cervantès. Jusqu'au choc fracassant des corps auquel aboutit cette charge. C'est là toute la force de la démonstration du film : les choix d'inviter des syndicalistes à l'écriture du film, des acteurs non-professionnels, de montrer des faux reportages télévisés et de filmer caméra à l'épaule ne sont pas avancés seulement pour faire « authentique ». Ils permettent de mettre en récit les archétypes incontournables d'un tel rapport de force en les déchargeant du regard habituel des médias pour qu’apparaisse les liens logiques qu'ils entretiennent. Ainsi, il est parfaitement logique qu'après deux mois de grève, de matraquages policiers et de pression médiatique, lorsque des grévistes obtiennent enfin le rendez-vous avec le PDG qu'ils réclament depuis le début et que cette entrevue n'est qu'une insulte de plus, le PDG en question ne reparte pas sans quelques égratignures. Il est impossible d'exposer une telle réalité dans une chaîne d'information en continue, mais il l'est dans un film d'1h50, ce qui prouve la brûlante nécessité de son existence.
En Guerre, avant d'être un film militant contre le pouvoir de la finance, est donc un film qui permet de comprendre la politique comme lieu d'exacerbation des passions, ce qui se joue à chaque arrachage de chemise de DRH. Ce n'est qu'avec une telle vue proprement documentaire que le film peut se permettre d'ériger en héros tragique un syndicaliste rayonnant de détermination et d'obstination incarné par Vincent Lindon et inspiré du délégué syndical Xavier Mathieu. Face à ses ennemis, à un Etat impuissant et aussi face au deuxième camp de syndicalistes qui baissent les bras à la première augmentation des indemnisations de licenciement (maudits soient les lutteurs qui se battent pour un bout de sucre) il s'érige en Sisyphe tout à la fois surpuissant et impuissant. Là encore, il est question de présence physique : dans les scènes de tension électrique où la bande-son se fait pertinemment dissonante comme dans les scènes d'âpres discussions jusqu'à l'issue dramatique du film, le corps et la prestance de Vincent Lindon incarnent la beauté de l'insoumission.
Ainsi, Brizé devance le pessimisme de son film en lui opposant une révolte désespérée qui, si elle reste infructueuse, prouve bel et bien que la lutte des classes n'est pas perdue. Seulement, dans quel schéma peut-elle se recomposer ? Le film ne nous le dit pas, il constate simplement que les échecs des derniers mouvements sociaux sont parfaitement explicables et ne résultent pas d'une impossibilité à changer le cours de l'histoire mais d'un pouvoir exacerbé du capital qu'on repousse dans ses derniers retranchements. En cela, il invite aussi à la pratique militante et à son bouleversement. Pour des éléments de réponses plus théoriques à une issue dont le film souligne le manque, je vous renvoie à la critique du film de l'économiste Frédéric Lordon sur son blog la pompe à phynance : https://blog.mondediplo.net/en-guerre-pour-la-preemption-salariale