Décryptage du chaos
Après le très surprenant "Prisoners" Denis Villeneuve s'est fait une place chez les réalisateurs à suivre de près, "Enemy" devait être la confirmation, un nouveau thriller certes mais avec une...
le 15 juil. 2014
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Enemy est une nouvelle fantastique cinématographique inspirée du roman L’autre comme moi de José Saramago, prix Nobel de littérature. Une énigme entre réalité et surnaturel amenant énormément d'hypothèses, de réflexion diverses. Un résultat propre au fantastique, celui de ne pouvoir donner une vérité absolue.
Tourné avant Prisoners, et pourtant sorti après, c'est un film de transition comme l'affirme son réalisateur, le canadien Denis Villeneuve. Un film court, riche et personnel.
Le long-métrage nous rapporte l'histoire d'Adam Bell, professeur d'histoire à la vie morne, découvrant un soir son double exact au détour d'un film en noir et blanc. Sa quête de vérité le conduira à la rencontre de l'acteur Anthony Clair alias Daniel Saint Clair dans ses films. S'en suivra un combat psychologique à la limite de la folie.
Adam est joué par un (toujours) formidable Jake Gyllenhaal. Son double-rôle lui assure une prestation pleine. Mélanie Laurent est surement le personnage le moins intéressant, son rôle en étant en parti responsable. Sarah Gadon est quand à elle excellente, tout comme Isabella Rossellini lors de son apparition à la limite du mystique. La réalisation est intelligente, classique mais réfléchie. La caméra est légère et semble tourbillonner à la manière d'un esprit omniscient nous prenant par la main. La photographie est très glauque, ambrée et embrumée. La ville de Toronto est représentée comme un labyrinthe aux limites invisibles et à la lumière sombre et pesante. Toute l'atmosphère participant à l'univers fantastique du film.
Si nous voulions analyser la base du film il suffirait de parler de schizophrénie. Adam serait donc un homme ordinaire, marié avec Helen, professeur d'histoire mais rêvant d'être acteur de cinéma et effectuant alors quelques petits boulots de figurant par ci par là. Sa femme est enceinte mais l'homme est un infidèle maladif et fréquente (fréquentait?) une autre femme, Mary. Il est l'enfant d'une mère stricte et directrice qui ne lui donne pas de conseils mais des réponses. Mais il souffre également d'un trouble de la personnalité qui le fait souffrir au quotidien. Il est pris de mal de tête en permanence, semble apeuré et perdu. Sa femme tente de ne pas lui faire mal en ne lui révélant pas la vérité. En témoigne leur rencontre sur le banc de l'université ou elle semble apeurée mais surtout triste et bienveillante envers son mari qui ne la reconnait pas et continu de jouer son rôle. Ou lorsqu'au lit elle lui demande comment s'est passé sa journée à l'école. Adam étant dans son rôle d'acteur ne comprend pas la question, mais Helen se rend compte de son erreur et passe à autre chose. Car Adam et Anthony sont sans aucuns doutes la même personne. Pour preuve, lorsqu'Adam va voir sa mère elle lui parle de son rêve d'acteur et le fait qu'il aime les myrtilles, caractéristiques d'Anthony et non Adam. Autre indice, la photo déchirée d'Adam jeune qu'il retrouve dans un carton est semblable à celle encadrée dans l’appartement d'Anthony. De plus, lors du plan d'Helen enceinte au début on remarque qu'elle se trouve dans le lit d'Adam et non Anthony. Chose intéressante que j'ai lu: dans le livre Saramago n'utilise que des virgules comme ponctuation. Ce qui créé comme effet une sorte de va et vient entre les répliques, comme si le personnage s'adressait à lui-même... Ici Villeneuve utilise un procédé quelque peu semblable avec des plans ultra cut. Par exemple la 1ère apparition de Mary: Adam est assis dans la cuisine, Mary rentre puis commence à lui parler hors champ alors qu'il semble ailleurs puis cut et il est dans ses bras en train de lui répondre. Comme si son esprit semblait à plusieurs endroits en même temps.
Toutefois, comme dans toute histoire fantastique, aucun indice ne nous donne une réponse exacte sur le ton du film. Réalité ou surnaturel ? Vous ne le saurez jamais, c’est bien là l’intérêt. Celui de faire croire à quelque chose puis à son contraire dans la minute d'après pour ne pas que le spectateur se fasse une idée définitive.
Car à partir de tous les indices précédents il est facile de reconstruire une autre histoire. Reconstruire car Enemy peut être vu comme un puzzle remonté n'importe comment. Adam serait donc marié avec Helen. Professeur d'histoire avec un bel appartement (cf. discours de sa mère sur son appartement) il est infidèle et fréquente des clubs de prostitution qu'il partage avec d'autres connaissances (le concierge de son immeuble). Il y fréquente Mary, une prostituée d'une blondeur semblable à sa femme. Mais cette dernière le découvre en trouvant l'adresse du club dans sa poche (dans le film/délire c'est l'adresse d'Adam) et lors d'une dispute en voiture un accident la tue elle et son bébé. A partir de là Adam se perd dans sa folie, il change d'appartement et couche quasi tous les soirs avec Mary qui vient puis repart après des relations sexuelles sans saveurs et machinales. Le plan du début d'Adam dans sa voiture parlant avec sa mère "tu ne peux pas continuer à vivre comme ça" est donc la fin de l'histoire. Le film serait alors une suite de souvenirs altérés par la folie. C'est la façon dont je le vois, et l'hypothèse la plus cohérente à mes yeux.
Mais au delà de cette "base" narrative, le film donne la parole à de nombreux autres thèmes et symboles. Le plus énigmatique étant l'araignée, qui peut représenter plusieurs choses. En se basant sur mon hypothèse précédente, lors de la scène d'ouverture l'araignée représente le nouveau né. Une prostituée l'écrase avec son talon aiguille. Talon associé à Mary (scène du tramway), alors indirectement responsable de la mort d'Helen et du bébé. Mais l'araignée représente aussi la mère surprotectrice, la société qui étouffe et guide les personnalités lors de la scène avec l'araignée géante au dessus de la ville. Celle de la fin peut donc être une métaphore de l’accouchement d'Helen qui devient mère. Mais pour moi elle symbolise le remplacement d'Helen par Mary, la femme fatale, qui a fini par prendre sa place.
L'autre gros point d'analyse concerne la démultiplication de l'être, car dans le film ce n'est pas seulement un dédoublement. Il ne faut pas oublier l'alias d'Anthony, Daniel Saint Clair, qui forme une personnalité supplémentaire. Tout cela est rappelé par les nombreux miroirs et reflets, notamment le miroir en trois parties présent chez Anthony. Le film analyse donc le subconscient d'Adam en nous livrant différentes facettes de sa personnalité. Il nous montre également comment chacune a été altérée, par sa mère, par la société, l'éducation, le cinéma, la mode etc... Sa mère qui lui affirme qu'il aime les myrtilles alors qu'une facette qu'elle n'a pas altéré n'aime pas. Le cinéma qui pousse Adam à reproduire tous ses clichés: les lunettes de soleil pour la filature, la planque à l'arrière de la voiture avec le sandwich, l'appel anonyme depuis la cabine téléphonique. La mode également qui donne une identité à quelqu'un via les habits qu'il porte: la scène ou ils échangent leurs vêtement, seul chose qui les différencie. Plus grand encore, le contrôle de la société sur ses citoyens. Toronto est comme barricadé, géométriquement oppressant. Les personnes dans le tramway sont placés dans des cases (à travers les barres métalliques), les bâtiments sont rectilignes hormis 2 immeubles arrondis près de chez Anthony (artiste = liberté d'esprit plus grande ?). A l'université, les bureaux, les travées de l'amphi mais surtout les planches de bois, forment une multitude de lignes encadrants et écrasants les protagonistes. Tout cela rappelant les cours délivrés par Adam à l'université.
Bref, Enemy est un film complet traité intelligemment et représentant le fantastique tel qu'il est vraiment. Voir ce film m'a rappelé ma lecture de Disappearing Act de Richard Matheson. Le sentiment d'être capable de comprendre pour finalement se rendre compte du contraire. Se sentir impuissant face à quelque chose qu'on ne peut toucher. Mais il défend également la quête de singularité, l'envie d'être soi. L'envie d'être... UNICA.
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Créée
le 29 mars 2015
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