Le film avait fait beaucoup parler de lui à sa sortie, à cause d’un synopsis moralement inacceptable : un homme troque en douce la pillule contraceptive de sa femme pour des sucrettes, et la fait tomber enceinte contre son gré. Je ne sais pas si les gens qui, alors, ont condamné le film sont réellement allés le voir. Et je ne sais pas non plus si ces gens ont pour habitude de condamner les films avec des meurtres, des viols, des tortures, des agressions, des vols, des harcèlements, des bagarres, des insultes, des méchancetés, etc. Sans doute ces gens réprouvent le cinéma de Tarantino, la série des Parrain, les Hitchcock, ou des films comme C’est arrivé près de chez vous (1992). Tout ce cinéma là : qu’il soit anathème. Bien.
Moi je ne suis pas moralement gêné par le film de Sophie Letourneur. Déjà parce que une des “énormités” qu’annonce le titre, c’est justement le romanesque de cette affreuse situation de tromperie (une fécondation à l’insu d’une…mère !). Cette situation “énorme”, que finit par comprendre la mère-victime jouée par Marina Foïs, amène à un moment de crise, qui finit par se régler, peut-être de façon trop légère trouveront certains, certaines, mais de façon tout à fait vraisemblable. La faute, ce n’est pas le bébé, c’est le père, abâtardi par sa “gagaïtude”, risible à faire peur, mais touchant, c’est-à-dire qui a perdu le sens commun, qui est littéralement devenu fou. Aussi, ce geste de folie malsaine apporte de la vie, il ne mène pas à la mort, et c’est ce paradoxe singulièrement difficile qui, peut-être, fait accepter cet enfant à la mère. La souffrance de ce dépassement, de cette dépossession de corps est complètement embrassée par le film, elle en est un vrai sujet. Et finalement, le meilleur moyen de régler le problème de cette grossesse non-désirée, c’est d’accoucher, de le faire sortir, cet “énorme” bébé. Pour enfin reprendre ce qui anime vraiment sa vie, ici pour le personnage de Marina Foïs, le métier de concertiste.
C’est peut-être la vitalité et la vraisemblance quasi documentaire du film qui le rendent étonnamment trouble. S’il y a des moments de colère, d’incompréhension, de peur et de rébellion, il y a aussi beaucoup de joie, de renoncement, de paresse, de sourire, de légèreté, de tendresse, de franchise. Et Foïs et Cohen, deux interprètes parfaits pour cette histoire parfaitement “incroyable”, sont entourés de non-professionnels qui jouent leur propre rôle, font leur propre métier, et qui amènent une vérité perpétuellement sidérante. C’est dans ce “jeu”, dans ce frottement, que Letourneur fraie son chemin, son regard. Comment le romanesque se faufile dans la réalité. Ou comment en naissant, “d’une feinte faire une vérité”… Et peut-être que la naissance va mener une “porteuse” à être mère, c’est-à-dire à aimer une chose pourtant subie. Et ça, ça pose évidemment question. Mais jamais le film ne nous dit quoi penser, et jamais il ne nous ment non plus. Ce sont là, je crois, les meilleurs signes de bonne “santé” morale. Et puis bon, surtout, quand c'est bien mis en scène, on ne se pose plus les questions morales, c'est tout. Ce qui prévaut en art, c'est très étonnant j'en conviens, eh bien c'est l'art (je parle évidemment de l'objet, pas des conditions de sa fabrication...).
Je note aussi qu’on a l’envers de la superbe scène d’accouchement du Rester vertical (2016) d’Alain Guiraudie, qui regardait de façon frontale, quand ici, en restant très rigoureusement documentaire (on filme un vrai accouchement), on préfère un point de vue plus féminin (female gaze !), ou maternel : on regarde depuis le côté de l’accoucheuse, qui voit d’abord ses jambes, le drap médical et la sage-femme avant de voir apparaître le bébé. La scène est moins impressionnante, mais tout aussi saisissante, et toute la dernière partie du film est magnifiquement émouvante.
Une dernière chose que je trouve particulièrement belle et qui est peut-être la clé du film, c’est le motif du toucher. Je parle de la façon dont le personnage de Marina Foïs est le sujet du toucher, du toucher du piano, qui est son instrument. Et la façon dont le nœud du problème, pour ce personnage toujours, c’est de devenir l’objet du toucher, de devenir ce corps de femme enceinte qu’on touche, qu’on palpe, qu’on ausculte en permanence, et qui est continûment touché de l’intérieur aussi, par un bébé. C’est cette sensation de vulnérabilité incommensurable qui est au centre du film. Cette sensation essentiellement maternelle, cette violence douce, qui se résout quand, de retour au clavier de son piano, la musicienne est touchée par la main de son ancienne professeure la guidant pour jouer le concerto de Ravel qu’elle doit jouer en concert juste après son accouchement…