France 21 : « pleurer c'est amoindrir la profondeur de la douleur »

Dans Europe 51, Roberto Rossellini raconte le parcours d’Irène Girard, riche femme d’un riche industriel qui mène une existence sans heurts ; en effet, rien ne semble manquer quand on a tout, même si ce tout n’est qu’un apparat qui ne mène à rien, à rien d’autre que lui-même, c’est-à-dire une machine auto-suffisante, et qui tourne à vide. Mais Irène Girard est aussi mère d’un petit garçon de douze ans, qui finit par se défenestrer. Un enfant se donne la mort : aporie paralysante. L’immense douleur du suicide de son fils est en quelque sorte instrumentalisée par un ami journaliste et communiste, qui appelle Irène à s’intéresser au sort des pauvres – ce qu’elle fait volontiers. Et à ce regard, qui l’accable de plus de douleur encore, elle ajoute l’action la plus dévouée, jusqu’à dépasser tout ce que l’on pouvait attendre d’une femme de sa « classe ». Elle agit en « social-traître », et redonne du sens à sa vie. Rossellini met en scène une véritable ascension mystique, qui s’achève sur un spectacle proprement inadmissible : Irène est internée, considérée comme folle, elle qui est devenue une sainte.

Avec France, Bruno Dumont tisse, je crois, un dialogue passionnant avec le film de Rossellini. Il y raconte le parcours de France de Meurs, journaliste vedette à la télévision qui renverse accidentellement un livreur à moto. Cet accident provoque un bouleversement moral chez l’héroïne, star-aristocrate qui vient de percuter un travailleur précaire, qu’elle apprend être la seule source de revenus pour sa famille. Mais si la douleur fissurait Irène Girard et laissait entrer chez elle une lumière mystique la poussant à l’action, elle est pour France un symptôme qu’il faut colmater par tous les moyens (un chèque, une robe, une cure, etc). Il faut passer à autre chose, car de toutes les façons, comme insiste Lou, l’assistante de France, « rien ne dure plus de vingt-quatre heures maintenant ». Autrement dit, une révolution de soleil, et tout est oublié. Mais soigner le symptôme, ce n’est pas soigner la cause, et le trouble de France demeure, précisément.

Le tragique de France tient essentiellement à ça : le retour du même (ou plutôt, l’inévitable retour de la peine, la perpétuité de la peine, causée par des faits dont la nature varie tout au long du film, des plus réalistes aux plus romanesques, voire mélodramatiques). Dumont met en scène l’acharnement du sort, le fatum, l’éternel recommencement de la douleur. D’où la répétition quasi excessive des plans sur le visage endolori de France, des plans sur les larmes que France verse. France n’est pas tant une tragédie qu’une succession de tragédies, de drames d’un jour, dont l’addition et le soupçon d’infinité font transpirer le film d’un chagrin esthétique absolu. Et ces larmes répétées n’ont évidemment pas toutes la même valeur. Aussi, si on peut se prendre à être ému avec France, par empathie, quand elle souffre par exemple d’avoir été trahie et manipulée par son amant, on ne peut que s’horrifier, et s’interroger sur nos larmes précédentes, quand on voit France pleurer sur un champ de guerre, non pas en réponse de l’horreur que la guerre crée, mais parce que les bombardements l’empêchent de filmer son reportage comme elle le voudrait.

En fait, comme dans Europe 51, l’expérience des pleurs est l’occasion d’une prise de conscience. Mais la lucidité qu’acquiert France est en quelque sorte le négatif de celle acquise par Irène Girard. Souffrir et mettre le doigt sur la vacuité de sa vie ne met pas en lumière, comme chez Rossellini, la douleur des autres et la brûlante nécessité d’agir, mais la beauté égoïste de la douleur qu’on éprouve, la nature esthétique et même autotélique de l’expérience de la douleur. C’est presque comme si France comprenait que sa douleur la rendait plus belle encore. Dumont, comme dans beaucoup de ses films, filme son héroïne regardant le ciel. Mais ici, le contre-champ de ce regard en quête d’au-delà n’est pas le ciel lui-même, comme dans Jeanne ou Jeannette, mais bien France, vue de plus loin, à hauteur d’homme, pleurant la tête vers le haut depuis son banc. France est son propre contre-champ. Elle ne regarde pas tant le ciel pour chercher du sens que pour orienter sa douleur et parfaire la beauté de ses larmes sous les rayons du soleil. Léa Seydoux incarne magnifiquement cette douleur instagrammable. Et, de fait, France va mettre en image ses pleurs, les intégrant dès qu’elle le peut dans ses reportages télé– « c’est mon style », dit-elle, quand on lui demande pourquoi elle se met au centre de la réalité qu’elle prétend filmer.

France est tragique, explore le tragique comme Shakespeare pouvait déjà le faire, en épousant tous les mouvements du monde : l’horreur et la bouffonnerie coexistent et s’alimentent l’un l’autre. Lou, génialement jouée par Blanche Gardin, est exemplairement une figure du mal – entendre, de la maladie contemporaine. Elle incarne un mal outrancier, qui ne se rend pas compte lui-même de l’énormité de son mal, et qui en devient tragiquement comique. Certains parleront de cliché quand il n’y a qu’archétype et contraste. Ils ne voient pas l’intérêt esthétique qu’a Dumont, pour mieux nous faire suivre le parcours de France, de lui coupler le personnage du « le pire c’est le mieux ». Les contrastes sont des outils révélateurs : c’est l’ombre qui met en valeur la lumière, le propre qui donne à voir l’impropre, le mythologique qui nous montre l’anecdote. Et chaque nouvelle douleur éprouvée par France est rendue nouvelle justement, et interroge des choses nouvelles, en fonction des forces contraires auxquelles France est confrontée : la froideur morale absolue de Lou, les insultes des sdf, le mensonge de l’amant, les bombardements qui arrêtent le tournage, etc. Ce tragique tient à l’interchangeabilité des sentiments que peut produire l’histoire : de chaque événement, on peut rire ou pleurer. Et dans le même temps, une séquence filmée comme une publicité pour voiture peut devenir la scène d’un accident mortel et spectaculairement violent. France joue de déséquilibres, de renversements, de chutes.

C’est également d’un certain point de vue littéraire, de genre, que France tient du tragique. Aristote parlait de la tragédie comme de l’imitation d’une action noble, et en effet, le personnel dramatique du film – pour parler en termes classiques – est noble, c’est du moins ce que laisse penser la particule de France et son appartement d’un luxe inouï, équivalent des palais des pièces de théâtre. Et des palais, on en a de fait au moins un puisque le film commence à l’Elysée… Et les extérieurs parisiens, dans ces parcs quasi princiers, sont des extérieurs nobles aussi. Quant aux territoires en guerre, où France va tourner ses reportages, ils sont par nature tragiques. A cela s’ajoute la prosodie de France (laquelle fait toutes les liaisons dans la phrase), qui agit autant en signe social qu’en indice théâtral. France vit dans un monde qui n’existe pas, un très illusoire petit royaume de luxe, clos sur lui-même et qui n’est que surface. Les scènes en famille dans l’appartement, typiquement, brillent de banalité et d’indigence. Quant aux tirades de déploration de France, elles sonnent creux en ce qu’elles semblent artificielles et ne disent souvent que des platitudes. France peut se croire profonde, mais par la négative encore une fois : sa profondeur, c’est la profondeur du vide. « Filme les ruines. Filme-moi » ordonne-t-elle successivement à son caméraman. Aussi, je me rappelle les mots de Richard d'York, dans le Henry VI de Shakespeare : « pleurer, c'est amoindrir la profondeur de la douleur ». C'est peut-être cela que fait France, chasser la douleur et purger tout ce qu'elle suppose de force agissante. France agit, à rebours encore une fois : elle pleure ; elle se vide.

Peut-être que le sommet du film est atteint lorsque Dumont retourne chez lui. France vient filmer une interview dans le Nord, en lien avec le viol et le meurtre d’une petite fille. C’est comme si France visitait les terres de L’humanité, le deuxième film de Dumont. L’occasion pour le réalisateur de mettre en perspective son propre travail, et de l’opposer au journalisme, au télévisuel. France fait de la télé : elle filme le « visible », pour reprendre les mots de Jean-Luc Godard. Dumont, lui, en cinéaste, cherche l’invisible, c’est-à-dire tout à la fois ce qu’on ne voit pas d’habitude (comment la journaliste fabrique la réalité, avec les plans de coupe mis en scène, les questions filmées a posteriori, mais aussi, tout bêtement, le département du Nord, etc) et ce que le cinéma peut créer de plus grand que lui, ce qui est précisément au-delà du visible : le métaphysique. Et pour nous, spectateurs, cette scène est certainement le moment-faveur de la magie du film, qui mêle à nouveau deux contraires (peut-être les plus beaux ici) : une actrice star internationale qui échange avec une actrice amateur et autochtone. Il y a une réaction chimique, ou alchimique, dont l’effet est bouleversant, sublime, et, donc, métaphysique.

Si France est reporter et prétend porter un regard sur la réalité, ce regard n’est pas un poème (comme dirait Jean Mitry), mais une mise en scène de soi avec la réalité en toile de fond. Ce regard est, paradoxalement, un exhibitionnisme, ou un narcissisme. Un regard centripète. Ce n’est pas la réalité qui intéresse France, mais elle-même. L’information ce n’est plus « il y a la guerre ici », « cela se passe de telle façon », mais « je suis émue par les effets de la guerre », et « je suis allé voir de quelle façon cela se passe ». Ainsi, le film ne pouvait pas se finir autrement que par France fermant les yeux. Face à la tragédie du monde, il reste à France son quant-à-soi, paradis d’aujourd’hui : le réconfort et la jouissance de sa propre émotion. Elle pleure. Elle est belle, la France.

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le 5 juil. 2022

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