Tout récemment, j’entendais l’universitaire Briac Picart-Hellec évoquer une idée qui m’a paru très juste dans un épisode du podcast "spoilers", dont il est l’un des animateurs. En substance : quand un personnage de série meurt dans la fiction, sa mort est définitive ; on a beau revisionner des épisodes, ou la série depuis le départ, les images de ce personnage sont désormais les images d’un mort. On éprouve face à une œuvre un sentiment analogue à la profonde mélancolie que l’on a dans la vie en regardant les images de proches morts maintenant.
C’est le très intelligent point de départ du film documentaire de Maroussia Siroetchkovskaïa. Kimi, son amoureux, son ami, est mort, et le film s’ouvre sur son inhumation dans un cimetière enneigé. Puis on remonte le temps, dans un vertigineux et très composite montage de plus d’une dizaine d’années de rushes personnels. Il fallait bien cette mort liminaire pour nous donner une clé sensible, à nous spectateurs qui ignorons tout de Kimi. Dès lors, le film ne fait pas de la mort de Kimi un objet de fiction, l’aboutissement tragique d’un parcours de personnage - ça aurait été un peu dégueulasse de faire d’une matière documentaire, réelle, une continuité où l’on se projetterait comme dans une fiction (“olala j’espère qu’il va aller mieux et qu’il s’en sortira à la fin” - “oh non trop triste, il est mort, je le trouvais trop cool”). Au lieu qu’en nous confrontant d’emblée à sa mort, la réalisatrice nous propose de porter un regard attentif sur la vie de Kimi, et d’en faire l’interprétation, de la déchiffrer à l’aune de cette issue de malheur. Pour Kimi, pour les survivants, survivantes, et pour tous les autres chagrins logés dans les cœurs en pleine bataille des habitants de cette Russie que la réalisatrice préfère appeler “fédération de la déprime”.
Elle a raison. Kimi, pour reprendre l’expression d’Antonin Artaud à propos de Van Gogh, est un nouveau suicidé de la société. Derrière le journal de mort, il y a l'interrogation politique.
Maroussia est une survivante du chagrin, c’est de là qu’elle parle, de là qu’elle fait son film. Il y a une scène de bondage très impressionnante, mais malheureusement trop fugitive, où on la voit suspendue par quatre crochets à viande qui la piquent dans la peau du dos. Immédiatement je repense aux cadavres de l'Île de l’épouvante de Mario Bava (qui n’est pas à une misanthropie près) stockés dans une chambre froide entre deux carcasses de barbaque. Cette trop courte scène, superbement étrange et apaisée, placée au milieu du film, raconte une mort, une mort régénérante - elle raconte je crois la résurrection dans la vie chère aux gnostiques (par opposition à la résurrection après la mort des chrétiens). D’ailleurs, juste après ça, la réalisatrice prend l’avion pour New-York. Moment salvateur avant le retour en Russie. Il faut aussi dire que si Maroussia a survécu à son chagrin, l’a transmuté, elle, c’est sans doute que sa condition de classe le lui permettait, contrairement à celle de Kimi… Ce que raconte aussi le film.
Du reste, tout est dans le titre. Le film est une sauvegarde, amoureuse et amicale, humaine et mélancolique. Une guerre contre le suicide. Une alchimie de la douleur (pas entièrement réalisée je crois - quelle difficulté, quand même, d’avoir une matière qui s’étale sur plus de dix ans ! -, mais quand même très belle).
Et parce que la vie est pleine de signaux faibles (“lire ma vie comme si elle s’adressait à moi” écrit Pacôme Thiellement), la matinée qui a précédé la séance, quelques heures avant de voir le film, je tombai sur ces mots de Chris Marker, qu’alors je pris en photo, et qui résonnent maintenant comme une parfaite note d’intention :
“La photo c’est la chasse. C’est l’instinct de la chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges… On traque, on vise, on tire et clac ! Au lieu d’un mort, on fait un éternel.”
Ite missa est !