L'incipit est savoureux : sur la musique ironique d'Ennio Morricone, immédiatement reconnaissable à l'utilisation de la guimbarde, alors que le générique défile, on assiste à un meurtre. Un homme retrouve sa maîtresse qui lui demande comment il va la tuer cette fois. Réponse : "En t'égorgeant". L'homme ne plaisantait pas : sous les draps noirs, la silhouette de la femme s'affaisse. L'homme se redresse, le regard fou. Puis se livre à un étrange jeu : laissant volontairement des empreintes sur des billets, des portes, des meubles, allant même jusqu'à déposer sur la main de la morte quelques fils de sa cravate, mais en même temps manipulant des bijoux avec un torchon. Sortant de l'immeuble, il croise un jeune homme qu'il fixe intensément, pour que celui-ci se souvienne de lui. Il contemple les tables de la Loi inscrites sur le mur d'en face : tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne commettras pas d'acte impur...

Comme dans nombre de grands films, tout est dit dès l'ouverture. En premier lieu le sujet : on connaît l'assassin, le film n'exploitera pas le ressort classique du whodunit. En second lieu, les deux pulsions qui travaillent le héros (qu'on va baptiser X pour les besoins de cette critique puisqu'il n'est jamais nommé) : X est à la fois désireux d'être pris et soucieux de ne pas l'être. C'est cette tension entre deux contraires qui rend le film assez passionnant.

Désireux d'être pris car X est habité par l'ordre, dont la police est garante. Il vient d'ailleurs d'être promu chef de la Sécurité. "La répression, c'est la civilisation", lancera-t-il à ses troupes. L'institution sera-t-elle assez avisée pour confondre un citoyen "au-dessus de tout soupçon" mais qu'accusent des preuves accablantes ? Une scène onirique le montre au milieu de panneaux où figurent ses empreintes géantes. Etre pris, ce serait pour X le réconfort de savoir l'Etat italien entre des mains solides.

Soucieux de ne pas être pris, par orgueil. Sera-t-il assez puissant, aura-t-il en lui un charisme tel que personne n'osera l'accuser ? L'un des enquêteurs semble plus lucide que les autres, il demandera même à son patron l'autorisation d'aller... perquisitionner chez lui ! Ubuesque. Elio Petri pousse le bouchon plus loin encore un peu plus tard : X aborde un pauvre bougre dans la rue, lui demande d'aller acheter un lot de cravates identiques à celle qui est compromettante, lui révèle qu'il est un assassin et l'enjoint finalement d'aller le dénoncer. Mais au commissariat, face à celui que tout le monde respecte, le pauvre bougre se rétractera, sentant qu'il se met en danger en dévoilant la vérité.

X se livre, peu à peu, pieds et poings liés à la police. Pour équilibrer les deux plateaux de la balance, il lui faut accentuer son emprise sur l’institution. De nombreuses scènes nous le montrent tour à tour séducteur et cassant : après un discours évoquant les harangues de Mussolini, alors qu'on l'acclame, il lance à la foule "pas d'applaudissements.... au travail". Il bat froid son ancien adjoint qui a pris sa place suite à sa promotion, n'hésitant pas à l'humilier en public. Il donne à tous l’image d’un grand flic incorruptible.

La tension qui habite X est magistralement exprimée dans la scène finale dite "du rêve". Emmenée par une éminence politique qu'on devine tutelle de la police, une petite troupe d'hommes attend de pied ferme notre héros, qui s'est lui-même assigné à résidence ! Vont-ils l'arrêter ? Au contraire : c'est X qui demande qu'on l'inculpe. Comme un Crime et châtiment sur le mode ironique, car ce n'est pas par remord que X adresse sa supplique : l'homme est présenté comme totalement froid, il n'a pas de psychologie autre que ses névroses. Il ne veut que faire triompher l'ordre. Las, à chacun de ses arguments, la police répond que ce n'est pas une preuve. Burlesque. Ou kafkaïen : la référence est explicite, apparaissant à l'écran.

C'est sans doute la fin qu'aurait voulu Pietri. Elle était si choquante que, dans le climat explosif de l'époque en Italie, le cinéaste risquait la censure de son film. Il eut donc l'idée d'en faire un rêve. Peu de temps après, la scène a réellement lieu, le film laissant au spectateur le soin d'imaginer ce qu'il va advenir. Une fin ouverte, qui permettait de passer le mur de la censure. Malin. Sans l'outrance de cette fin, le film constituait déjà une charge sérieuse contre une police qui place tout le monde sur écoute et conserve des dossiers sur les gauchistes, les homosexuels ou les syndicalistes. A demi-mots, Enquête... évoque aussi la "stratégie de la tension", qui soupçonnait l'Etat d'organiser des attentats pour justifier ensuite un pouvoir autoritaire. Le film à peine terminé, le plus grave attentat qu'ait connu l'Italie viendra l'endeuiller : celui de la Piazza Fontana. Mais, paradoxalement, c'est surtout la gauche qui attaqua le brûlot de Pietri, au motif qu'il la montrait la gauche divisée. Si attaque il y a, elle est métaphorique : l'un des geôliers lance en rigolant que tous ces gauchises ne sont là que depuis quelques heures mais qu'ils se sont déjà divisés... dans quatre cellules différentes !

Tel quel, le film est déjà assez fort. Pourtant Pietri va ajouter deux contre-feux qui font parfaitement sens par rapport au sujet.

Le premier est la relation sado-maso qu'entretient X avec sa maîtresse. Celle-ci ne cesse de le provoquer, pour qu'il montre qu'il est un homme, un vrai. Dans une scène dont on apprend qu'elle fut improvisée, elle l'enjoint de griller un feu au vu et su d'un agent pour prouver son intrépidité. Elle questionne aussi sa virilité, lui lançant qu'il est nul au lit car ce n'est qu'un enfant. Elle aiguillonne sa jalousie en se montrant à lui nue sous la douche avec un bellâtre, Paco, celui-là même qu'il croisa le jour du crime. Que veut dire Pietri ? Que les dictateurs, sous leur apparence de virilité, sont des êtres immatures, incapables de satisfaire une femme. Notons un autre sous-texte : la femme égorgée n'est pas seulement victime d'un "mâle alpha", elle l'a poussé au crime. Gageons qu'à l'ère #metoo l'argument passerait mal...

Le deuxième contre-feu réside dans les manifestations d'anarchistes à Rome. Il se trouve que Paco en est l'un des leaders. Après une séance proche de la torture d'un de ses petits camarades, X obtient qu'il dénonce Paco et se trouve confronté à lui dans les murs du commissariat. Mais face à son rival, X ne parvient pas à prendre le dessus : alors que son désir d'être arrêté à repris les rênes, il supplie l'anarchiste de le dénoncer. Mais Paco ne lui fera pas ce plaisir. Il refuse en lui lançant : "après tout, un criminel pour diriger la répression, c'est parfait !". "Ne fais pas l'enfant !" lui lance X. On sait qu'une stratégie des pervers narcissiques est d'accuser son entourage de ses propres maux.

Car il y a bien perversité narcissique. Coexistence presque schizophrénique de deux personnalités, celle d'un tueur et celle d'un justicier. Le Dr Jekill & M. Hide de la Sûreté de l'Etat italien. Cette composition est magistralement portée par Gian Maria Volonté. L’acteur, très engagé politiquement, refusait fréquemment des rôles qui n'allaient pas dans le sens de ses convictions. Pietri voulait confier le rôle principal à Mastroianni, qu'il avait dirigé dans... L'assassin mais, celui-ci étant indisponible, le réalisateur se tourna vers Volonté. Une très belle idée, tant il dégage une aura et une raideur quasi constantes, seulement entrecoupées d'accès de faiblesse également très bien rendus par l'acteur. Le film lui doit beaucoup. On apprend dans un bonus du DVD que son père s'était compromis avec le fascisme : sans doute cet héritage incita-t-il l'acteur à accepter un tel rôle. Car Enquête... est bien une allégorie du fascisme. D'où ces plans très serrés, souvent en contre-plongée, du visage impitoyable de X.

La réalisation ne manque pas de personnalité : beaucoup de gros plans, utilisant souvent le zoom. On pourra la trouver datée, c'est un peu vrai, mais elle fait sens avec le propos puisqu'il s'agit d'observer à la loupe un homme rongé par ses névroses. Le montage est sec, là aussi en phase avec le propos, comme dans cette scène où X rentre chez lui. Plan zénithal sur le toit de sa voiture au garage surmontée d'un gyrophare, panoramique ascendant sur les étages que gravit l'ascenseur, les portes de celui-ci se refermant exactement en même temps que celles de l'appartement de X. Tout cela concourt à traduire la froideur du personnage. L'une des productrices du film déclare que Pietri dégageait une sensation d'aisance et de clarté extraordinaire la caméra. C'est en effet ce qui émane de son film.

Audace, maîtrise de la forme, puissance du propos : le festival de Cannes ne s'y est pas trompé, décernant au film le Prix Spécial du Jury en 1970. L’Oscar suivra un an plus tard - l'épouse de Pietri raconte qu'il était tellement sûr de ne pas l'avoir que personne ne fit le déplacement, bien que les billets soient payés par l'institution ! La musique d'Ennio Morricone accompagne parfaitement le propos : cette mandoline jouée comme un clavecin, cette guimbarde décochant ses flèches, ces intrusions inopinées de saxophone suggèrent un dérèglement dans la psyché de X. On est chez Sergio Leone, lui aussi adepte des très gros plans sur les visages, et qui fera lui aussi un bon usage de Gian Maria Volonté.

Une œuvre subversive comme je les aime, qui n'est pas sans rappeler celles de ses compatriotes Pasolini et Ferreri. Voilà notre homme en très bonne compagnie.

7,5

Jduvi
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il y a 4 jours

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