A priori, à en croire l’emballage, rien ne distingue le film « Enquête sur un scandale d’Etat » de la masse de films qui finissent sur les écrans, inspirés d’une histoire vraie et bénéficiant du concours d’acteurs reconnus, avec qui plus est un titre suspectement neutre. Mais c’est méconnaître le travail de De Perretti, notamment avec son excellent film précédent « Une vie violente », adepte d’un cinéma réaliste, sec et étrange, qui tranche radicalement avec les normes du cinéma académique. Ceci expliquant sans doute autant pourquoi je me précipité dessus que les réactions de certains spectateurs déroutés.
C’est qu’on sent tout de suite qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans le film, qui fait grincer la musique rodée du cinéma mainstream, que ce soit dans le rythme, dans le montage, dans le jeu des acteurs … le film, à partir d’un scénario qu’on devine bien écrit, passe néanmoins son temps à se battre contre son scénario : l’énergie interne et la justesse de chaque scène importe plus que sa place dans le schéma narratif. Même quand on sent qu’une scène constitue un passage obligé narratif, elle contient toujours plus que son cahier des charges narratif grâce soit à leur durée ou à l’excellent jeu des acteurs. Par exemple, les scènes de conférences de rédaction sont très vivantes, les scènes de face-à-face entre Marmaï et Rochedy Zem (tous deux exceptionnels faut le dire) fabriquent beaucoup plus de choses que leur simple contenu scénaristique. Le film réussit à créer un suspens sensoriel dans sa première partie qui fait ressentir tout en exposant tous les faits de l’affaire, puis à explorer plus profondément les personnages dans sa deuxième partie, bien plus ambiguë sur leurs motivations et leurs buts.
Cette extrême justesse des scènes se crée même parfois contre les diktats narratifs. Ainsi, il arrive que des moments soient un peu opaques ou trop techniques, parce qu’il faut que la scène soit réaliste et donc que les personnages se parlent comme ils devraient et non pas en expliquant aux spectateurs les uns à travers les autres, ce qui est un procédé très courant dans le cinéma qui tue tout simplement le réalisme des scènes. De la même manière, certaines scènes de dialogues fabriquent une énergie sans y mettre les mots qu’il faut, comme celle de la dispute entre le journaliste bourré avec un rival dans une soirée qui aurait donné lieu à des répliques bien senties dans un film académique mais qui ne contient ici presque que de très justes bégaiements. Ou encore, l’époustouflante scène de tribunal où se joue beaucoup plus que les mots qui sont dits, où on sent le trac de la journaliste et sa volonté d’adopter un langage qui est de toute évidence pas le sien. On sent le grand travail des acteurs dont on a l’impression qu’ils fabriquent la scène en même temps qu’elle se joue avec une grande justesse dans le choix des mots, des gestes, des tics …
A la logique de sensations qui commande le récit et qui finit par remarquablement bien caractériser les personnages s’ajoute l’utilisation du son qui, soit accompagne le déroulement du récit et du suspens, soit restitue le son réel (rue, boites de nuits …) pour faire même parfois contrepoint par rapport à ce qui se joue dans la scène afin de rendre justice à la complexité du réel ; au même titre l’utilisation du format carré permet à la fois de capter l’effervescence d’une scène (rédaction, procès …) par les travellings et d’y isoler des moments de dialogue ou de tension importants.
Pour résumer, cet extrême réalisme vient du fait qu’on a l’impression que les scènes se déroulent indépendamment de nous, qu’elles n’ont pas été faites comme elles devraient pour notre confort mais qu’elle existent de manière autonome et qu’on est juste là par chance à les regarder et à y voir ce qu’il y a à voir.
Et il y en a des choses à voir. A la vérité des situations et des personnages décrite plus haut s’ajoute la précision du contenu politico-policier. Le film dispose tout un tas de pistes documentaires sur les enjeux du trafic de drogue, ses différents acteurs et ose même effleurer la logique intrinsèquement mafieuse des appareils étatiques, qui n’est en fait que la logique étatique des organisations dites « mafieuses » avec infiniment plus de puissance et à plus grande échelle. On retrouve bien cette méfiance envers la logique d’Etat déjà entrevue dans le précédent film. Toutefois, le film reste ambigu jusqu’à la fin sur la vérité définitive de l’affaire, et même sur sa vérité judiciaire.
Tout ça fait un thriller politique redoutablement efficace, captivant tout au long des deux heures, qui peut certes en fatiguer certains par son intensité ou son relatif manque d’émotion, mais qui constitue une expérience de spectateur rare dans le cinéma français.