Prenez un pays, la Corée (220 258 km2) environ 2,5 fois plus petit que la France métropolitaine (551 806 km2), dont le territoire occupe une péninsule qui dépasse des côtes chinoises. Un pays divisé en deux parties, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, par une ligne suivant approximativement le 38è parallèle. La partie sud est occupée par une démocratie capitaliste à l’occidentale, capitale Séoul. La partie nord, capitale Pyongyang, est occupée par la république populaire démocratique (ce besoin d’annoncer la « couleur »…), régime inspiré par l’influence marxiste-léniniste des voisins chinois et russes d’après-guerre. Ajoutons que ce régime est dirigé par un Comité de la Défense nationale présidé par Kim Jong-un qui a succédé à son père Kim Jong-il. Vu de loin, le niveau de démocratie semble bien faible par rapport à ce qu’on voudrait nous faire croire.
Prenons maintenant Chul-woo (Ryoo Seung-bum), un pêcheur de 47 ans, marié, une petite fille (la scène d’intimité familiale dans leur cabane, le soir, est-elle volontairement maladroite voire bâclée ?) Il habite non loin de la frontière, côté nord, et il exerce son activité sur un lac où passe la frontière. Sur la rive, des soldats lui rappellent qu’il doit faire très attention à ne pas se laisser emporter vers le sud par les courants. Pas de chance, ses filets se prennent dans l’hélice de son moteur. Vous devinez la suite…
Le réalisateur Kim Ki-duk (sud-coréen), a l’intelligence d’évoquer les difficiles relations entre les deux Corées en laissant au spectateur une vraie marge d’appréciation. Il va même jusqu’à laisser la place pour des pistes quasiment impensables pour nous autres occidentaux. En effet, il propose une situation où ce qui se passe côté sud est franchement dérangeant.
Comment un coréen venant du Nord peut-il être considéré au Sud ? Son histoire n’est pas très claire, que vient-il faire ici ? Étant donné la tension entre les deux Corées, il est aussitôt soupçonné d’être un espion et interrogé en conséquence. Les méthodes utilisées n’ont qu’un but, le faire avouer. Malgré la présence d’un protecteur officiel, l’interrogatoire est mené par un homme persuadé de la culpabilité de Chul-woo... Pourtant, Kim Ki-duk laisse planer le doute, même pour le spectateur : le pêcheur est-il si innocent que cela ? Pour ce qu’on a vu de lui dans sa famille au tout début, il paraît difficile d’affirmer quoi que ce soit. Pour les coréens du sud, il va de soi qu’ils représentent le bien, avec un pays où chacun peut jouir de sa liberté (d’agir, d’opinion, etc.) Dans ces conditions, le meilleur parti consiste à faire le maximum pour inciter le pêcheur à rester de leur côté. Les grands moyens sont employés, à tel point que le spectateur imagine un piège quand le pêcheur tombe sur un compatriote aux abois. Le pêcheur se retrouve alors avec une sorte de mission qu’il tente de mener à bien au vu des circonstances. En effet, pour le convaincre de rester au sud, on le lâche en pleine ville, pour qu’il fasse l’expérience de la liberté (on ne peut désirer que ce qu’on a eu l’occasion d’apprécier). Bien entendu, ceux qui prennent cette décision n’imaginent pas tout ce qui se peut se produire alors. Si notre homme profite de ce moment de liberté, il est confronté (trop facilement sans doute) à certains effets pervers de la liberté d’entreprise dans nos sociétés occidentales.
Reste à savoir si notre pêcheur est oui ou non conditionné depuis l’enfance, ce qui pourrait expliquer son obstination à vouloir rentrer chez lui. Personne ne maîtrise la situation (Chul-woo se fait même un ami côté sud) et l’enchainement des circonstances permet au pêcheur de retrouver sa famille. Encore une fois, vous devinez comment il pourra être considéré et traité, après avoir séjourné (à son corps défendant), chez les « capitalistes dégénérés ».
L’essentiel du film est situé en Corée du Sud. Même si Chul-woo ne veut pas la voir, c’est à Séoul qu’il bénéficie d’un moment de liberté. L’essentiel du film se passant lors des interrogatoires, l’atmosphère est assez sombre. Les intentions de Kim Ki-duk ne sont pas du côté de la comédie. Montrant une fois de plus qu’il ne rechigne pas à montrer la violence à l’écran, la tension entre les deux camps est palpable, de même que la paranoïa matérialisée par la crainte de l’espionnage. N’oublions pas toutefois qu’il ne s’agit que d’un film, avec des choix personnels de Kim Ki-duk ici réalisateur, scénariste, monteur et chef opérateur. La Corée du nord étant particulièrement fermée, il n’en montre pas grand-chose (notamment les conditions de vie) et n’évoque pas les essais nucléaires.
Kim Ki-duk a l’immense mérite d’évoquer la tension entre Corée du sud et Corée du nord en laissant au spectateur une grande part de liberté quant à l’appréciation des responsabilités des uns et des autres dans chaque camp. On sent que cette tension crée une immense douleur, un peu comme dans les familles où règnent des conflits. Finalement écœuré, Chul-woo balance à celui qui l’a cuisiné côté sud, que c’est à cause de comportements tels que le sien, que la réunification ne se fait pas, alors qu’elle est semble-t-il le vœu profond du peuple. Le constat du film est qu’à l’heure actuelle la paranoïa qui a gagné les deux camps rend cette réunification absolument impensable.