Entre le ciel et l'enfer par Divalgation
Le ciel ou l'enfer est un étrange objet. Il se passe dans le Japon des années 1950-1960 et l'intrigue est, à première vue, d'une telle banalité qu'elle est amplement reprise, et ce depuis longtemps, dans les productions cinématographiques et télévisuelles: il s'agit d'un enlèvement d'enfant. Appeler la police? Payer la rançon? Trouver le ravisseur? Le schéma est connu, trop connu (Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonnée).
Ne connaissant rien d'autre de Kurosawa, je n'oserai pas qualifier ce film d'exercice de style. Je dirai donc juste que c'est en réussissant à sortir de sentiers sur-battus, et en surprenant un spectateur moderne, que Kurosawa opère un coup de maître, et ce avec une humilité de caméra absolument délicieuse.
Tout ce film est calme, écart et volupté. Volupté non pas des sens – quoique. Comme je le disais, l'intrigue est simple: à la suite d'une réunion de travail, Gondo, riche industriel japonais, reçoit un coup de téléphone. On lui annonce que son fils, Jun, vient d'être enlevé et ne sera rendu que contre une rançon de 30 millions de yens – or, 30 millions de yens est une somme énorme, même pour lui, qui est supposé être très riche. De plus, il vient d'engager tous ses biens, d'hypotéquer sa fortune, pour difficilement réunir les 50 millions de yens qui vont lui permettre de sauver sa position et son entreprise, National Chaussures (pardon aux puristes de Kurosawa: je simplifie ici l'intrigue. En fait, il cherche à acquérir la majeure partie des actions de National Chaussures pour en devenir président, et ce pour continuer à faire de la chaussure de qualité, alors que ses concurrents au rang de directeur veulent faire de la chaussure de mauvaise qualité.) Double catastrophe: peur pour son fils, et faillite personnelle.
Mais en fait, ce n'est pas Jun qui a été enlevé. C'est Shi'ichi, le fils du chauffeur, qui jouait avec Jun; le kidnappeur s'est planté. Le kidnappeur rappelle, et précise que ce n'est pas parce qu'il s'est trompé que Gondo ne doit pas payer. Sinon, Shi'ichi mourra. Gondo perdra-t-il tout pour un enfant qui n'est même pas le sien?...
Et le dilemme devient passionnant. Gondo balance. Et finalement, accepte de payer. Finalement, il a un coeur; lui, l'épaisse brute de travail, est aussi un homme qui a commencé comme apprenti à 16 ans à National Chaussures et en a lentement gravi les échelons. Il méprise son chauffeur, « de la race de ceux qui s'abaissent », mais paye.
Même si je n'ai qu'une envie : décrire le foisonnement de détails qui fait le charme fou de ce film, je m'abstiendrai.
Je n'évoquerai donc pas l'étonnement joyeux ressenti à suivre le travail de la police japonaise pour retrouver, une fois Shin'ichi restitué contre les 30 millions, les ravisseurs; on n'a qu'une envie, celle de dire « mais c'est pas vrai! Ils n'ont toujours pas interrogé l'enfant! Comment ça, ils n'ont pas fait ça bien plus tôt! ». Ces méthodes d'une autre époque sont reposantes. Ce film, comme ces flics, prend son temps.
Et, surtout, il nous plonge dans les bas-fonds du Japon de l'époque sans aucun voyeurisme. Le kidnappeur, à un moment, part en quête d'une pute héroïnomane, et en choisit une en pleine crise de manque; c'est simplement magnifique...
Bref, ce film est splendide. Parce qu'il est tout sauf manichéen; parce que finalement, le kidnappeur s'est attaqué à Gondo pour une seule raison: Gondo, extérieurement, représente l'arrogance de la richesse. En tant que tel, il focalise la haine et « mérite » d'être ruiné. Le kidnappeur, quant à lui, est une de ces créatures malsaines et maléfiques qui peuplent le cinéma et sur lesquelles je m'interroge de plus en plus.