Il y a de ces films qui vous plongent si profondément dans un univers que quand vous sortez de la salle, vous croyez encore y être, et tout vous paraît étrange, inquiétant, vous sentez que vous ne voyez que la surface. C'est la première bonne raison d'aller voir Gomorra, de Mateo Garrone, outre l'aspect polémique du film, bien moins sensible en France qu'en Italie.

De la Mafia, (bien qu'un de mes fantasmes secrets soit d'en faire partie rien que pour prendre cet accent rauque d'italienne brute épaisse) je ne connais rien d'autre que ce que le cinéma et la littérature m'ont appris. A ce sujet, Malavita, de Tonino Benaquista, est un livre phare. Ce n'est pas son plus grand roman, il n'égale ni Saga ni La Maldonne des Sleeping, mais il a ce côté enchanteur romanesque de fiction qui s'amuse, absolument délectable à la lecture. C'est l'histoire d'une famille de repentis new-yorkais qui s'installe dans le fin fond de la Bretagne ; ils font partie du programme de protection des témoins, le père ayant donné les noms de tous les grands pontes de la Mafia new-yorkaise pour sauver sa peau. Et il n'en vit plus. Il s'ennuie. L'histoire est gentiment foldingue, mais surtout, au détour de ses méandres, Benaquista fait référence à tout l'univers de la Mafia, évoque les grands noms de celle qu'on surnomme justement Malavita, les mythes auxquels se réfèrent ses membres : ils rêvent de la Sicile, vénèrent Le Parrain - l'épopée par excellence-, adorent bien sûr Scareface, et haïssent Les Affranchis, le film coupable d'avoir montré la Mafia telle quelle, c'est-à-dire une bande de cocaïnomanes violents et flambeurs.

Gomorra , par contre, tranche complètement avec la tradition cinématographique du genre. Tout d'abord parce qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'une « fiction ». Ce film est tiré du livre-témoignage de Roberto Saviano, journaliste qui vécu toute sa vie à Naples jusqu'à très récemment, jusqu'à la sortie de son livre en fait, car la justesse de sa dénonciation du système l'en fit bannir (1). Ainsi, Gomorra se situe entre le documentaire et le film ; ses histoires sont inventées, mais par leur traitement, le refus de toute romance, elles s'approchent au plus près de la réalité. C'est du moins l'impression ressentie. Gomorra se focalise sur une cité de Naples, un ensemble de barres d'immeubles des années 1970 énorme, guetthoisé, devenu ville dans la ville, à l'architecture si inhumaine et apocalyptique qu'elle en devient splendide. C'est comme l'autoroute ; on pense qu'on ne pourrait jamais vivre à côté, et lorsqu'on y est obligé, on s'y habitue, et on finit par trouver absolument fascinant l'incessant défilé de voitures qui se croisent, surtout les nuits d'orages tropicaux. Je parle d'expérience.

Les plans, les images dans Gomorra sont extraordinaires. Cette cité minable devient splendide. L'accident de voiture, dans un cimetière aux statues baroques, est dantesque. Les gamins qui tirent à la mitrailleuse le font sur une plage déserte, à deux pas de la cité. Mais le spectaculaire des lieux, dans ce film, n'est jamais grossi, évidencié ; il est latent – et d'autant plus percutant. Il se diffuse. Gomorra est un plongée dans un monde à part, un monde clôt, dont on ne voit finalement pas grand-chose des relations avec le monde extérieur. Le centre-ville de Naples ? Invisible. A croire qu'il n'existe pas. Cela, mon coloc le déplore ; je ne suis pas d'accord, si on voit ce film comme un parti-pris, celui de se focaliser sur une réalité médiocre, qui ne sera jamais idéalisée, la réalité du bas de l'échelle. Et ce bas de l'échelle, il n'est pas caricatural de dire qu'il est effectivement replié sur lui-même. Un super article du Monde Diplomatique d'août l'explique à sa manière ; oui, les quartiers défavorisés sont mal reliés aux restes des villes, mais ce n'est pas la seule raison de leur enclavement ; les « habitants de ces zones » resteraient également entre eux parce qu'ils maîtrisent parfaitement leurs propres codes, et non ceux de l'extérieur. Bref, d'autant plus qu'en fait, si on n'est pas au courant, on ne peut absolument pas deviner où ça se passe, les différentes histoires se situent en différents lieux, se croisent à peine (on est loin de Snatch), mais résonnent, et créent un climat d'organisation tentaculaire. Des lieux différents, mais indifférenciés finalement, et une focalisation sur chacun d'entre eux...

Le point fort de Gomorra réside précisément, à mon sens, sur cette focalisation, bien plus parlante que n'importe quel cours magistral ou épopée héroïque. J'aime toujours autant le Parrain ; ça n'a juste rien à voir. Gomorra montre un monde d'hommes, une société qui a son propre système de retraite (!), où la vie humaine n'a pas une si grande valeur, où tous ne sont pas des brutes épaisses – la Mafia d'aujourd'hui, dévêtue de sa part de mythe, mais toujours aussi tentaculaire.
Divalgation
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le 28 sept. 2010

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