Première expérimentation audiovisuelle lynchienne

Dans son premier film, Eraserhead, David Lynch ne dispose encore ni de sa renommée ni de ses moyens futurs, et tourne donc avec les moyens du bord, en multipliant les casquettes : il est réalisateur, scénariste, chef décorateur, monteur, ingénieur son et lumière, responsable des effets spéciaux… Il est donc intéressant de voir ce que, contrôlant tous les paramètres du film, il choisit d’y mettre. Ainsi, on y retrouve de nombreux éléments qui caractériseront son cinéma futur, mais on y perçoit aussi ce qu’il manque par rapport à son cinéma futur, ce qui n’est pas encore complètement aboutit.


Le principal point commun entre Eraserhead et le reste de sa filmographie est le travail audiovisuel formel sur le plan, la lumière et le son. Sans que les plans rapprochés ne soient autant employés que dans Mulholland Drive ou Inland Empire, on observe tout de même déjà le recours au cadrage serré, que ce soit autour du visage des personnages afin de plonger le spectateur dans leurs émotions (souvent leur détresse) à travers leurs expressions faciales ; ou auprès d’éléments de décor comme une poignée de porte, un radiateur ou une lampe, afin d’installer une tension, une attente, en enfermant l’attention du spectateur dans un périmètre limité et filmé de manière suggestive. La lumière est également méticuleusement exploitée, et endosse deux rôles. D’une part, le clair-obscur permis par le choix du noir et blanc a une place cruciale dans l’instauration de l’ambiance glauque du film et dans la caractérisation des personnages et des lieux, qui passe souvent par la manière dont ils sont éclairés ou ombragés. D’autre part, elle nourrit un procédé cher à Lynch qu’il ne cessera d’utiliser : le flash de lumière blanche inondant le visage d’un de ses personnages lors d’un moment de tension. Enfin, le son est évidemment à l’avant-garde du cinéma de Lynch et l’est déjà, peut-être plus que dans n’importe lequel de ses autres films, dans Eraserhead. En effet, la bande-son est infernale, probablement comme le flot de pensées paniquées qui doit parcourir le personnage principal, en saturant l’espace de bruits industriels assourdissant, qu’on retrouvera d’ailleurs dans Elephant Man. Cette prééminence sonore est peut-être même exagérée (c’est ici à l’appréciation de chacun), me donnant parfois l’impression que le film, par ailleurs lent et peu scénarisé, avait l’air d’une installation d’art contemporain ayant sa place dans un musée plus que dans un cinéma.
Au-delà de ce travail formel, on retrouve aussi trois traits du cinéma de Lynch : la culture du mystère, la démarche d’émancipation des conformités et l’obsession de torturer ses personnages. Effectivement, on retrouve cette sensation d’un mystérieux jeu de piste, où le spectateur doit interpréter et connecter les différents éléments introduits de manière apparemment incohérente afin de bâtir son approche du film. Pour établir son interprétation, il doit différencier les scènes relevant du rêve, fantasme ou délire d’un personnage, de celles relevant de la métaphore du réalisateur et de celles relevant de la trame narrative réelle, qu’il doit d’ailleurs parfois restructurer pour lui donner un sens que Lynch s’obstine à fuir. De fait, qu’une scène soit une action, un rêve ou une métaphore, elle est filmée au premier degré et Lynch refusera toujours de s’embarrasser et d’affaiblir ses films avec des repères classiques servant à baliser la compréhension du spectateur. Dès Eraserhead, il expose donc sa démarche de rejet des codes narratifs, qu’il cultivera par la suite dans un cinéma exigeant certaines dispositions du spectateur et notamment l’abandon de ses confortables repères habituels. Enfin, on retrouve déjà dans le film la tendance de Lynch à filmer la détresse de ses personnages, qu’il semble prendre plaisir à torturer dans des univers qui les mettent à l’épreuve, les plaçant dans la même désorientation et incompréhension que le spectateur.
Cependant, ces éléments fondateurs de son cinéma n’ont pas suffit à me faire apprécier le film autant que ses autres, car ils ne sont à mon goût pas encore tout-à-fait aboutis et dirigés d’une main de maître comme ils le seront ensuite, parce qu’autant on peut constater les spécificités de son cinéma déjà présentes dans Eraserhead, autant on peut aussi y regretter l’absence d’autres beautés qui intègreront son cinéma par la suite : la profondeur des films et la psychologie des personnages. Effectivement, un de mes plus grands régals devant les films de Lynch est leur richesse, leur abondance, le foisonnement d’éléments introduits par le film par lesquels Lynch met sa merveilleuses imagination à la disposition du spectateur invité à s’appuyer dessus pour reconstituer son film, dans toute sa profondeur et dans tous ses enjeux. Au contraire, je trouve qu’Eraserhead manque d’enjeux, d’une profondeur que ses successeurs comme Twin Peaks, Mulholland Drive ou Inland Empire auront. La lenteur du film et sa moindre durée (1h30 contre plus de 2h pour la plupart de ses autres films, voire 3h pour Inland Empire) limitent déjà la quantité d’éléments que le réalisateur peut introduire, mais même son contenu est moins riche : alors que dans les films précédemment cités les effets miroir ou rappel, entre des scènes qui semblent incohérentes mais sont reliées par des fils directeurs, sont légions et nourrissent la formidable diversité des histoires racontées à interpréter ; il y a beaucoup moins d’étrangetés finalement, beaucoup moins de briques à se mettre sous la dent pour reconstruire le film comme on le fait avec d’autres. Cette moindre abondance des possibilités et des récits amenuise la profondeur du film et ses enjeux, ce qui en rend la pénétration moins exceptionnelle et envoûtante.
Une autre caractéristique clé des films de Lynch est la plongée passionnante dans la psychologie des personnages, qu’il expose d’une part avec le mélange permanent et inextricable entre l’histoire racontée et l’histoire perçue par eux à travers leurs délires et leurs rêves (Twin Peaks) ; et d’autre part avec les interactions entre ces personnages, qui permettent de mettre en valeur leurs aspérités (Blue Velvet). C’est donc là qu’Eraserhead manque cruellement d’interactions pour vraiment plonger dans la psychologie du personnage principal, et le déficit de dialogues ou de personnages secondaires entraîne l’absence de ces relations d’amour, de haine, de peur, ou d’emprise qui participent à la beauté des personnages et donc des films de David Lynch, en en étant autant de facettes supplémentaires. À mon goût, Eraserhead est donc intéressant comme première ébauche du travail d’expérimentation formelle menée par Lynch, mais souffre d’un fond encore trop limité par rapport à ce qui suivra.
clownatorus
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le 30 oct. 2020

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