Elle arbore des mini-jupes de Spice girl des faubourgs, d’affolantes mises en pli, des décolletés pigeonnants et des talons de dix centimètres à faire pâlir un calendrier de camionneur. Élue miss Pacific Coast 1981, Erin Brockovich est désormais mère célibataire de trois bambins, deux fois divorcée, sans boulot, sans couverture sociale, sans compétences particulières et donc sans un rond. Une ex-reine de beauté devenue experte en galère. Les dernières tuiles lui tombent dessus dès les premières minutes : à peine s’est-elle fait recaler d’un entretien d’embauche (lui valant une prune au passage) qu’un chauffard tente de lui faire manger son volant par l’arbre à cames. Pour couronner le tout, son avocat Ed Masry (certes peu aidé par le langage de charretier de sa cliente et son irrépressible propension à remuer dans les brancards) échoue dans les transactions financières. Elle parvient pourtant à s'imposer au forcing comme archiviste dans son cabinet. Ne lui ayant pas obtenu gain de cause, il peut bien lui offrir une petite place ; c'est le genre de raisonnement à la fois absurde et intransigeant dont elle est capable. Car si en apparence Erin a tout de la pétasse ordinaire, elle est dotée d’atouts autrement ravageurs : intelligence, humanité, volonté, culot et ténacité. Bientôt intriguée par un dossier de biens immobiliers qu'elle doit classer, elle mène une enquête officieuse et découvre le cas d’Hinkley, une petite ville du désert de Mojave dont l’eau a été empoisonnée au chrome hexavalent par la PG&E, très puissante compagnie de distribution d’énergie. Des gens qui meurent parce qu’ils ont bu de la flotte ? On dirait une bonne blague d’alcoolique, et d’ailleurs le film vient juste de commencer qu’Albert Finney, qui ne doit pas siffler que de la limonade, rapplique dare-dare. Investigations, rencontres, révélations, déconvenues, imbroglios juridiques… Erin se bat pour faire éclater la vérité, pour ceux qui lui ont confié leur défense, et au terme d’une lutte opiniâtre parvient à décrocher la victoire : 333 millions de dollars pour les plaignants, le plus important dédommagement jamais versé après un procès civil aux États-Unis. La jeune femme, elle, sera passée du statut de white trash anonyme à celui de juriste crainte et respectée.


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Sorti quelques mois après l’admirable Révélations de Michael Mann, Erin Brockovich confirmait le retour en force d’un sous-genre engagé, social, offensif, que le grand écran (américain) avait délaissé depuis plus de vingt ans : le film-dossier, l’exposé movie, prompt à activer le schéma conventionnel du héraut de la justice et de la vérité, en croisade contre les mastodontes de l’empire économico-financier, et le modèle mythique de l’affrontement de David contre Goliath, cité textuellement dans le dialogue. Le coup de l’honorable citoyen martyrisé par le sort qui se dresse pour soulever des montagnes d’hypocrisie constitue l’une de ces tartes bien crémeuses dont Hollywood a fait ses choux très gras — surtout lorsqu’elles sont comme ici labellisées "histoires vraies". C’est là que la précieuse Soderbergh’s touch entre en jeu. Car s'il semble dépourvu d'un univers thématique clairement identifiable, le plus jeune palmé cannois de l’histoire n'a pas son pareil pour frétiller à l'aise dans des entreprises mainstream qu'il tire vers le haut. Un rêve pour ses producteurs, certains de voir grandement améliorer ce qu'ils lui confient, et une bénédiction pour l'amateur de cinéma supérieurement manufacturé. En bref : une pièce de choix du musée Michael Curtiz. Avec un soin d’artisan sûr de son savoir-faire, il sait comment faire prendre une mayonnaise, choisir minutieusement ses ingrédients, les assembler dans un ordre savant, agréger une somme de détails et d’attentions sous une forme des plus séduisantes. Il refuse les effets spectaculaires comme la dramaturgie pleurnicharde, contourne les lieux communs avec une dextérité qui ravit l’œil et l’esprit, une sobriété qui n’exclut ni l’humour nerveux ni la conviction politico-morale. Et ce qui se présentait comme une enclume démago et édifiante ne l’est presque pas du tout, le moins possible, à peine un chouïa.


Toute cette success story se résumerait presque à une bête histoire de rhume. Parce qu’elle reste des journées entières dans les bureaux ultra-classe d’une grande firme du centre-ville, Erin attrape en effet un coup de froid carabiné. L'épisode est très court, rien dans le scénario ou la mise en scène ne vient le surligner ni l'expliquer, il pourrait aussi bien passer inaperçu, simple ressort dramatique ou comique. Il a pourtant valeur de discrète signature : à Los Angeles, maisons, restaurants, véhicules, tout est climatisé, minimum du standing exigé. Or le film est une balade au cœur de la Californie off, celle des suburbs, modestes zones pavillonnaires interminables, disséminées à perte de vue sans que l'on soit jamais vraiment en mesure de discerner où elles commencent ni si elles se terminent quelque part. Les cafards grouillent au fond des éviers, les voitures portent les scarifications de l’oxydation, les piscines bleues où pataugent les enfants blonds sont polluées. On extrait à ce milieu de seconde zone une poignée de formidables et très attachants personnages : un avocat blasé mais retors, un biker romantique à moustache et queue de cheval qui, par amour, se laisse transformer en nounou, et une donzelle un peu vulgaire, archétype de ce qu'on appelle sans joliesse une bimbo. Puisque c'est Julia Roberts qui l’interprète, le caractère trivial du rôle fait jaillir illico presto les étincelles de la flamboyance. Seulement munie de sa grande gueule, d’un courage à toute épreuve et de généreux attributs mammaires, Erin fonce tête baissée dans cette affaire insurmontable, bloc de détermination qui ne flanche jamais, reconstruisant la vérité partout où elle passe. L’œuvre assume ainsi avec une énergie et un panache roboratifs sa croyance en une vraie héroïne de cinéma.


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Que miss Brockovich coupe et recoupe les cheveux en quatre pour confondre les vilains, qu’elle plonge les mains dans une mare nauséabonde pour y récupérer une grenouille putride ou qu’elle fasse garder ses marmots par son Hell’s angel au grand cœur, Soderbergh conserve avec elle la même désinvolture extérieure sans jamais rogner sur ses qualités formelles (sens du rythme et de l’ellipse, fluidité du montage, narration toute en souplesse). Il ne joue ni la carte du déploiement fresquiste (comme Michael Mann) ni celle de la subversion. Il travaille dans la nuance, par touches discrètes mais fermes, marquant chaque scène d’une griffe légère et élégante, apportant un grand soin à l’acidulé des couleurs et au grain de l’image. Celle-ci passe insensiblement de la brillance des premiers plans à une photographie au bord de la surexposition : ciels quasi blancs, murs et terres ocrés, presque calcinés. Un enfant en bas âge, un appel téléphonique menaçant, un petit homme mystérieux dont on interprète mal le sourire semblent annoncer un virage vers le film de complot : il n’en sera rien. Le bébé d’Erin ne sera pas menacé. Le coup de fil restera sans lendemain. L’homme se révélera un deus ex machina inespéré. La tonicité de l’ensemble ne sera pas ternie. À peine un mince voile l’aura-t-il assombrie lors des quelques secondes où Erin panique après sa rencontre nocturne avec le vieil homme. Si l’on demeure constamment captivé dans les méandres de la marécageuse jurisprudence américaine, c'est parce que le long-métrage prend tout son temps pour les convertir en éléments de suspense et de comédie, petit théâtre des apparences bien éloigné de l'importance des enjeux, et parce qu'il colle à son héroïne en plein apprentissage des arcanes du droit, sans pour autant céder aux passages obligés (les incontournables scènes de tribunal se distinguent par leur absence). Le processus d'identification avec elle est à ce prix, et la joie qu'on ressent à son triomphe final doit beaucoup à la méticulosité du cinéaste, à son honnêteté de conteur qui ne veut passer sur aucune péripétie de la fiction.


Conciliant avec grâce une finesse quasi européenne et l’habileté toute américaine à tenir en main les talents qui l’entourent, Soderbergh semble se décentrer légèrement par rapport à l’intrigue, suivre une ligne parallèle, tracer son chemin propre. Il organise une sorte de flânerie autour d’un genre balisé, plus intéressé par le fait de voir du pays, regarder ceux qui y vivent et le temps qu’il y fait. Les rues, seuils de maisons, morceaux de désert sont affaire de découverte, de réaction, de partage entre celui qui y arrive, ceux qui s’y trouvent déjà et le paysage qui les entoure. La ligne sinueuse adoptée par le cinéaste lui permet de se confronter différemment aux personnages, de regarder les acteurs autrement lors de séquences où il les laisse "infuser", jusqu’au degré où la sensation d’improvisation relève presque de l’expérimentation chimique entre des visages. Celui de Julia Roberts, multiple, changeant, semble à cet égard source de réactivité infinie pour les êtres qui lui font face comme pour elle-même. Et on ne peut qu'être admiratif devant l’incroyable abattage de l’actrice, sa radieuse inventivité de postures, sa manière très craquante de jouer la connivence avec le spectateur. Elle est digne de Katherine Hepburn, Rosalind Russell ou Jean Arthur, sa drôlerie naturelle de belle plante poussée trop vite, son débit de mitraillette et les délicieuses mines ahuries qui lui oppose son partenaire enlevant le morceau avec un brio irrésistible. Car Albert Finney, tout de technique britannique, de distance ironique et de scepticisme en sautoir, est aussi éblouissant dans le rôle de l’avocat roué revenu de tout. Il faut voir ces deux-là se lancer des piques, s’apprivoiser, apprendre à s’apprécier, à s’estimer et à transmettre aux yeux des autres la confiance réciproque qu’ils se sont forgée. Quelques phrases bien étayées suffisent à Erin pour convaincre ses clients dubitatifs et hésitants de l’intégrité professionnelle d’Ed, donc de la nécessité de l’engager. Lorsqu’elle se tourne ensuite vers lui, un clin d’œil entendu, un sourire discret entérinent la parfaite entente qui les lient. Merveilleuse de complicité, de complémentarité, d’alchimie, leur relation vibre d’une qualité rare qui fournit la clé de ce film euphorisant : derrière la griserie et la jubilation brute, c’est un cœur énorme qui palpite.


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Thaddeus
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le 5 nov. 2020

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