Essential Killing par Elenore
Trois ans après l'âpre et puissant Quatre nuits avec Anna, le cinéaste Polonais Jerzy SKOLIMOWSKI est de retour avec Essential Killing, qui, bien que moins intimiste que le précédent, en conserve la violence et l'intensité.
Tout commence par ce qui apparait comme un prologue à la véritable histoire, un prétexte à l'action. Au cœur du désert Afghan au relief escarpé, trois Américains déambulent. Tout près, un homme, que nous identifions comme taliban, évolue seul, mû par la peur et ses instincts guerriers. Dès les premières séquences, SKOLIMOWSKI nous place au plus près de cette incarnation de l'altérité, de l'ennemi, jusqu'à nous faire adopter son regard. Nous sommes dès cet instant – et pour tout le reste du film – rangés du côté de l'humain, de cet être traqué luttant pour sa survie. Capturé et torturé par l'armée Américaine avant d'être transporté en centre de détention dans un vague pays d'Europe de l'Est, un accident lors d'un transfert lui permet de s'échapper. Commence alors une course éperdue et sans véritable espoir, n'ayant pour seul but que la survie. Désormais plus terrorisé que terroriste, le personnage – interprété de façon très physique et viscérale par Vincent GALLO – se voit peu à peu renvoyé à son animalité primaire dans cet environnement hostile où les hommes comme la nature semblent vouloir sa perte. Porté par l'instinct de survie, il erre, glisse, se rattrape aux branches, se méfie de tous et n'hésite pas à tuer. Comme un animal, il change de peau, de vêtements, pour mieux se camoufler dans le paysage immaculé à perte de vue qui l'accueille et l'enferme. Mais bientôt, la couleur reparait, funeste, sous la forme d'un rouge sang éclaboussant littéralement le personnage ou la neige et créant à la fois des images très picturales, pleines d'abstractions, et donnant à voir l'évolution d'un personnage maculé par la violence et la bestialité à laquelle il se résout. SKOLIMOWSKI filme la course de cet homme en dérive avec une grande maîtrise. La caméra, tressaillant, presque vivante, associée à une musique rudimentaire et inquiétante, parvient à rendre sensible l'oppression, la paranoïa et la souffrance, d'autant plus que le personnage ne prononce pas un mot. Peu à peu, la frontière entre réalité et hallucination s'estompe et la forêt, le paysage, deviennent espace mental, lieu de projections et de divagations où flash-backs et anticipations succinctes se mêlent. La fin du film semble elle-même sortie tout droit d'un conte fiévreux et poétique, tant cette petite maison perdue dans les bois et la femme bienveillante qui y vit (Emmanuelle SEIGNER) – muette elle aussi, par un hasard forcé – semblent illusoires.
Plus que tout autre chose, le but intrinsèque d'Essential Killing semble être de filmer le corps en mouvement, le cinéma en action. Ainsi, peu importe l'histoire, l'aventure, le véritable sujet se trouve réuni dans le déploiement de cette énergie vaine, ce corps brisé, terrifié, se débattant contre tous et contre lui-même. SKOLIMOWSKI ne s'embarrasse d'ailleurs pas de psychologie : Vincent GALLO joue un personnage opaque dont tout l'intérêt réside dans les gestes, le comportement, la vérité sensible de l'instant. L'important est de saisir l'insaisissable, la fugacité de moments de cinéma intenses. Le cinéaste nous montre un homme poussé dans ses retranchements, dans sa radicalité, face à ce vide qui se fait autour de lui, son passé importe peu. On regrette d'ailleurs à ce propos la présence des flash-back montrant des instantanés de sa vie avant la capture qui, bien que beaux et oniriques, font perdre le fil et l'intensité de l' « instant présent » qui se suffisait à lui-même, et n'apportent pas grand-chose si ce n'est la réminiscence furtive d'une vie dont nous ne savons rien, d'un passé dont il porte le poids. S'inscrivant dans un contexte de tension reconnaissable – la guerre en Afghanistan et la lutte de l'armée Américaine contre le terrorisme – Essential Killing n'est toutefois pas une œuvre politique : tout parti pris, toute idéologie – et même toute morale – est aussitôt désamorcée. En effet, c'est au niveau de l'humain que SKOLIMOWSKI se place, éprouvant les limites de sa résistance en même temps que celles de notre empathie.
Glaçant et pourtant étrangement solaire, Essential Killing est un film brut et original où le dénuement et l'épure sont au service d'une force indéniable de la mise en scène ainsi que d'un suspens haletant digne des plus grands films d'actions.