Tsai Ming-liang signe avec Et là-bas, quelle heure est-il ? (titre encore une fois très poétique) une oeuvre hallucinante, au sens strict du terme. Comme à chaque fois avec le Maître, son sens de la composition, sa maîtrise du plan-séquence convergent vers un seul et unique but : rendre visible ce qui ne l'est pas.


Tsai propose un film une fois encore chargé d'un symbolisme plus ou moins évident à percevoir, ou plutôt qui ne prend son sens qu'à mesure que le film avance. Et là-bas... met en parallèle la vie de Hsiao Kang, vendeur de montres, avec celle d'une jeune femme, qui lui achète la sienne, en dépit de ses mises en garde concernant une possible malédiction liée à son deuil (il vient de perdre son père). Elle va partir pour un séjour touristique à Paris ; lui reste à Taipei. De cette rencontre un peu curieuse va naître chez Hsiao Kang une étonnante obsession : mettre à l'heure de Paris toutes les horloges, montres, radios-réveils qu'il va croiser dans sa vie de tous les jours. L'idée farfelue qu'en se mettant à l'heure de l'ailleurs, il se rapprochera magiquement de cette Autre fantasmée.


Comme toujours avec Tsai, la forme sert en permanence le fond. Je l'ai dit plus haut, mais il a atteint un degré de maîtrise dans la composition de ses plans assez fou. Dans ce film, la perspective joue un rôle essentiel. Tout est orienté dans le décor selon des couches successives qui semblent comme fuir hors du cadre, alors que le point de fuite est justement au centre de celui-ci. L'utilisation du champ-contrechamp, la conservation en permanence d'une distance entre les différents personnages (attablés dos-à-dos au restaurant, face-à-face sur les quais du métro...) transmet à chaque scène cette impression de gouffre qui séparerait irrémédiablement les individualités entre elles, tout en dilatant visuellement l'espace (paradoxe !).


Et puis, il y a les thématiques abordées, qui ne cessent de me passionner tant le réalisateur joue avec elles de façon vertigineuse. Tsai se diversifie puisqu'il évoque le décalage culturel, voire par moments la barrière entre les cultures durant les scènes parisiennes. La langue, les habitudes, jusqu'à la façon de regarder l'autre sont interrogées comme autant de différences qui heurtent la personne dans son ego. Et pourtant, c'est justement quand la langue redevient commune (entre la protagoniste et la femme hongkongaise), que l'on pense retrouver cette partie de semblable qui nous manquait tant, que la chute se révèle d'autant plus dure (refoulement amoureux et sexuel).


Le temps lui-même est traité avec finesse, flirtant même à la toute fin (de nouveau absolument splendide, comme dans tous ses films) avec le fantastique. Il m'a semblé déceler à son sujet un rythme ternaire, vécu de différentes façon par les personnages : d'abord une période de perte/manque (deuil/envie de voyager) puis un moment de recherche, qui occasionne une perte de repères, voire une névrose, et enfin un retour à l'état initial, qui laisse à penser que la temporalité du film n'est peut être pas linéaire, mais possiblement circulaire (la symbolique du cercle est omniprésente). Je me garde ici d'entrer dans les détails puisque ce serait interminable, étant donnée la richesse interprétative de nombreuses scènes.


Le film tire toutefois un peu en longueur dans sa première moitié avant de prendre son rythme de croisière dans la seconde. Il n'en demeure pas moins une franche réussite, dont le montage fascinant contribue de fort belle manière à dresser comme une passerelle entre cette dimension quantique, mathématique du temps et son aspect le plus évanescent, le plus spirituel. Quelle agréable et poétique réconciliation.

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le 12 déc. 2020

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