Ce film est tellement dans mon coeur, qu'à la place de vivement vous conseiller de le visionner, je vous propose ici une analyse sur la construction de l’empathie. Je vais me concentrer sur la dernière séquence, qui commence à partir d'environs 94mins 45sec jusque 104 mins, soit 10 min de séquence. Pour analyser l’empathie, je vais d’abord aborder comment le film est structuré sur la construction de l’empathie, puis comment elle agit au sein même de cette structure pour enfin me concentrer uniquement sur ma séquence.
Ce film a la particularité de nous perdre dans sa non-linéarité des événements. Il apparait très souvent que l'ensemble pourrait être l'issue d'un rêve, trouble et vaporeux. C'est pourquoi je trouve qu'il est intéressant de lire l'histoire dans l'ordre chronologique.
Il s’agit donc de l’histoire de deux personnages : Joël Barrish et Clémentine Kruczynski, qui se rencontrent à la suite d’une soirée à la plage réunissant des amis de différentes personnes. Directement, un lien se crée entre ses deux êtres, comme attirés, par l’un et l’autre. Ils finissent par se mettre en couple, à emménager ensemble et rompent pour une bête histoire de jalousie. Clémentine, impulsive, va directement aller effacer Joël de sa mémoire auprès de Lacuna inc. Il essaie à plusieurs reprises de reprendre contact avec elle, mais c’est seulement au détour d’une conversation avec ses amis Rob et Carie qu’il apprend ce qu’elle a fait. Il part alors enquêter sur le bureau et après s’être entretenu avec le médecin, Joël décide lui aussi de l'effacer de sa mémoire. C’est alors qu’il suit deux processus qui font effet presque thérapeutique. Premièrement, il décrit exactement tout ce qu’il pense et ressent d’elle, deuxièmement, il rassemble absolument tous les objets faisant appartenance de près ou de loin à Clémentine, ensuite il les présentera à Lacuna inc. afin de cartographier tous ses souvenirs et les effacer par la suite. Le soir même, il prend des somnifères et les deux médecins s’infiltrent chez lui pour installer leur matériel et lui effacer ces souvenirs par la carte des objets. C’est alors que Joël ne comprend plus vraiment ce qu’il se passe, les évènements remontent le temps et nous revoyons le rendez-vous chez Lacuna puis son dernier souvenir avec elle et nous remontons ainsi les souvenirs de Joël et Clémentine. Jusqu’à ce qu’il soit suffisamment conscient qu’il décide qu’il ne veut pas que ces souvenirs soient retirés à jamais, il va donc dans son subconscient et la matérialisation de Clémentine essaye de passer outre le système. En parallèle, les deux laborantins n’arrivent plus à progresser et ils doivent demander l’aide du médecin principal. C’est alors que nous avons les deux narrations qui se déroulent en parallèle : à l’intérieur de Joël et l’extérieur de Joël. Finalement Joël arrive avec Clémentine à s’inventer un souvenir de sorte de se promettre de se retrouver à un endroit. Nous récupérons le début du film, avec l’ironie dramatique de connaitre le détail de ce qu’il s’est passé. Joël et Clémentine se re-rencontrent et finissent par s’aimer malgré tout. Du côté des laborantins, le destin est plus tragique et l’une des membres du personnel choisit de renvoyer tous les enregistrements et les dossiers à chacune des personnes concernées. Ici se croisent les trames puisque Clémentine reçoit justement sa cassette et nous entendons ce qu’elle a pensé et ressenti auprès de Joël dans leur précédent destin. Joël ne peut le subir et congédie Clémentine. Joël rentre et écoute à son tour sa cassette tandis que Clémentine irrémédiablement attirée par Joël va le retrouver chez lui. Ils se rencontrent et décident de prendre le risque de revivre une fois de plus leur destin et peut-être de se retrouver encore et encore.
Maintenant que nous avons en tête le déroulement du récit, afin de pouvoir ensuite en décortiquer sa structure globale, je vais m'intéresser à une brève une comparaison entre le scénario et le film.
La première chose que l’on remarque en plaçant les évènements dans l’ordre c’est qu’évidemment Michel Gondry a choisi de manière très consciente de monter le film par séquençage et surtout dans le désordre. Dans la version de scénario que l'on peut retrouver, Charlie Kaufman, le scénariste, avait prévu une tout autre histoire. Élargissant plus la continuité de Mary, victime de Lacuna inc., qui a écrit un scénario de toute cette histoire, et surtout qui affirme de manière peut-être moins poétique cette boucle infinie du destin amoureux entre Joël et Clémentine. La fin du scénario nous ramène à la situation initiale, seul le temps a marqué leur corps, mais les personnages, et leur histoire sont les mêmes.
Cette première version soulève malgré tout une autre question : quand cela a-t-il réellement commencé ? Sommes-nous sûrs que la première fois que nous voyons Clémentine rentrer, c’est bel et bien la première fois ? Est-ce que le film essaye de proposer une hypothèse selon laquelle les êtres sont destinés à se rencontrer éternellement et à vivre les mêmes choses ? D’un autre côté, cela parle d’un futur très mélancolique où les gens finissent par être complètement dépendants à des systèmes artificiels qui les font évités de se souvenir de tout ce qui fait souffrir. Comme un futur mortellement scientifique et technologique, faisant métaphore d’une drogue pour oublier. Dans tous les cas, nous remarquons déjà quel est le fil narratif que Michel Gondry et Charlie Kaufman ont voulu tisser autour de cette histoire. C’est un film qui parle de relation et, qui dit relation, on va parler du vécu partagé entre les personnes concernées. Dans le cas précis du film, il me semble que l'on traite avant tout du pardon, de l’acceptation du pardon et de la capacité de juger et réconcilier le passé. C’est précisément ici que démarre mon analyse autour de la construction de l’empathie. Le film se structure comme les méandres de sentiments attachés par des liens si fins qu’il est difficile de les replacer dans une ligne chronologique. Ce traitement nous place directement en empathie avec Joël qui se présente rapidement à nous en pleurant dans sa voiture, en écoutant une chanson particulièrement triste. Puis nous commençons à saisir qu’il vit une rupture, c’est assez instantané, on est directement avec lui. L’empathie est telle que nous avons la capacité de nous placer dans le ressenti d’un autre en le voyant, cette empathie s’amplifie quand nous l’avons déjà vécue, et s’accentue à mesure que l’on suit la tristesse dans laquelle il tombe. Tout le film nous prend gentiment la main à travers la subjectivité de Joël, ses souvenirs, comment il voit les gens, comment il les ressent et ce qu’il en fait en revivant ses souvenirs de Clémentine. Certes, si l’on souhaite le décortiquer comme un théoricien du scénario, on analyserait l’évolution à travers les actes et les éléments perturbateurs/déclencheurs, le moment où Joël fait son choix irrémédiable, etc. Je pense qu’il est éminemment plus intéressant de lire la structure du film sur la manière dont les éléments sont placés très précisément pour construire cette empathie.
Dans le film, on observera deux types d’empathie qui travaillent en simultanée et sur différents outils. Premièrement, l’empathie-E qui agit dans notre capacité à ressentir ce que Joël expérimente et encore plus si nous l’avons déjà expérimenté. Deuxièmement, l’empathie-B qui agit à mesure que nous suivons Joël combattre le système d’effacement en voulant à tout prix conserver des souvenirs de Clémentine.
Dans le premier cas, il structure la première partie du récit, jusqu’au choix de Joël d'effacer Clémentine de sa mémoire. Mais il réapparait dans les moments de bonheur auxquels Joël se rattache et encore plus dans son comportement désespéré de trouver les failles dans le système pour sortir de l’effacement. Ainsi qu'à la la fin lorsqu’ils découvrent tous les deux leur enregistrement sur cassette.
Dans le deuxième cas, il structure pleinement le deuxième acte à partir du moment où il se lance dans la procédure d’effacement, nous sommes pleinement dans un statut prosocial: Joël comme nous-spectateur envers Joël. Nous voulons qu’il réussisse à se souvenir de Clémentine, qu’il puisse sauver leur relation et avoir un nouveau départ. Mais on se rend évidemment compte que le processus est tel qu’il est et que Joël ne se souviendra plus de Clémentine. Jusqu’au dernier acte, nous revenons dans cette voiture, Joël et Clémentine se sont retrouvés, comme si un destin les réunirait, et ils commencent leur processus de pardon et de réconciliation. Nous pouvons dès lors résumer le premier acte par l'utilisation majoritaire de l’empathie-E, et un deuxième acte qui va se structurer par l’empathie-B, tout en progressant vers un équilibre atteint au troisième acte par une empathie narrative.
Partant de cette analyse structurelle de l'empathie, je vais maintenant développer au sein de la dernière séquence en particulier: comment est-elle construite et comment agit-elle sur notre perception en tant que spectateur?
Lorsque nous revoyons Joël à la gare, nous ne le voyons plus de la même façon. Avant nous découvrions un personnage au comportement particulier qui décide soudainement de prendre un autre train. On savait, certes, qu’il sortait d’une rupture avec une Naomie, mais tout comme lui, nous n’en savions pas plus. Or maintenant, cela s’inverse, nous sommes en pleine ironie dramatique et nous avons beaucoup de joie de savoir que Joël va à nouveau rencontrer Clémentine, envers lesquels désormais nous ne souhaitons qu’une chose: les revoir ensemble. D’ailleurs, Gondry en joue, car il fait planer cette mélodie au piano nous laissant encore dans ce moment réconfortant que nous connaissons. Puis fin de séquence pour Mary, on nous plante déjà la présence des cassettes dans la voiture. Ainsi lorsque nous revenons en voiture avec Joël et Clémentine, nous sommes déjà au courant que les cassettes reviendront. Le fondu au noir nous rappelle et nous fait jouer avec nos sentiments. Cette fois pour la première fois de tout le récit, nous avons l’impression d’être vraiment avec eux. On jubile à les revoir dans cette voiture, ça y est, ils vont se remettre ensemble. Dans cette partie, l’empathie a déjà été construite par tout l’acte deux, mais en revenant sur le début de leur (re)rencontre, elle se retrouve amplifiée. Nous sommes clairement dans l’empathie narrative, nous sommes à la fois dans la jubilation de ce que nous savons et à la fois dans la joie de savoir que, dans ce présent, ils sont de nouveau amoureux. Nous ressentons cet amour naissant - que nous avons déjà tous ressentis ou en tout cas on l’imagine bien. Clémentine remonte dans son appartement, et nous avons un nouveau retournement de situation. Ce Patrick, pour qui on ne ressentait que dégout et mépris, se retrouve là où Joël avait commencé, ignoré par Clémentine alors qu’il l’aime éperdument. Quel effroi de voir à nouveau Joël revenir à elle. Nous ressentons beaucoup d’empathie pour quelqu’un qui a construit tant d’abominations envers Joël, pour qui nous étions évidemment plus empathiques. Ce film réussit avec brio à nous à la place de chacun des personnages, d'être dans leur point de vue, dans leur peau. Il suffit de remonter de quelques minutes pour avoir de la peine pour le Dr Howard Mierzwiak et sa femme, ainsi que pour Mary et Stan. Clémentine revient et ils continuent de se complimenter sur leur moment au lac gelé. C’est alors que, retournement de situation (encore), nous découvrons les fichiers de Lacuna inc. Nous regardons cela avec effroi, nous savons que cela va tout gâcher! Et cela arrive. Nous sommes complètement avec Clémentine qui ne comprend pas d’où cela provient. Joël, qui ne sait pas comment réagir, l’accuse de monter quelque chose contre lui. Ils se séparent et nos cœurs se serrent : « c’est vraiment comme ça que ça va se finir ? ». Nos espoirs s’effondrent, comment pourraient-ils retomber amoureux après ça ? Évidemment voir des personnes tristes, joue complètement sur notre empathie primaire, nous ressentons de la triste. Comme nous sommes avec Clémentine, Gondry nous laisse avec Clémentine qui, on le voit assez vite, ne se laisse pas abattre et ne veut pas que cela se termine comme ça (et nous non plus). Elle arrive aux bords des larmes, tandis que Joël découvre à son tour sa cassette. Nos espoirs reviennent de plus belle! Ils sont tellement dévastés par ce qu’ils entendent que même la blague de Clémentine, découvrant la caricature d’elle en squelette, les fait rire douloureusement. Nous passons à une nouvelle étape dans leur (nouvelle) relation: Joël s’excuse de lui avoir crié dessus et elle lui pardonne. Clémentine se met à s’excuser de ce qu’elle a dit à travers la cassette et puis ce sera au tour de Joël qui lui dira qu’il ne déteste pas ses cheveux, mais qu’il les aime au contraire. Dans ce moment de réconciliation survient l’impossible reconstruction, car ils savent ce qui se passera: ils finiront par rompre. Clémentine décide de partir. Il est désormais impossible qu’il y ait quoique ce soit, c’est réellement fini. Gondry n’est pas à son dernier retournement et nous sommes prêts à être ramassé à la petite cuillère. Nous avons tellement d’espoir pour eux, qu’ils décident de passer au-dessus et qu’ils recommencent ensemble, que lorsque cela arrive, on savoure sans y croire mais surtout parce que cela fait désormais 104 minutes que nous attendons de voir leur histoire d'amour. Ils vont accepter que cela puisse mal se passer. Ils s’aiment maintenant, alors pour quoi ne pas s’aimer.
Pour conclure, j’aimerais faire un lien entre l’utilisation de l’empathie et le sentiment de pardon et de réconciliation que le mécanisme de la mémoire permet. En effet, si nous revenons à un détail dans le film, celui du prénom de Clémentine, Joël nous dit : « It’s a pretty name. It means merciful right? Clemency? ». Ceci est l’une des clefs que Gondry laisse au début du film, comme s’il nous disait : « Nous allons suivre l’histoire de Joël qui cherchera dans sa miséricorde la clémence, sa clémence ». Clémentine n’est vue que par la mémoire de Joël, ce qui confirme bien que nous suivons sa miséricorde, qu'elle incarne à ses yeux. Ceci joue évidemment un aspect important sur ce qu'Aristote a théorisé par l’idée de "l’ami comme un autre-soi". Pour reprendre pleinement les mots de Michael J. Meyer : « So “erasing Clementine” has the poignant consequence for Joel of eliminating a personally powerful prompting for his own tendency to live out the virtue of mercy ». Ce qui permet évidemment à Joël et Clémentine de se retrouver une nouvelle fois « and with this rediscovery, and the shared awareness of the imperfect nature of their friendship, the comic conclusion has now been reached. » (MICHAEL J. MEYER, Reflections on Comic Reconciliations: Ethics, Memory, and Anxious Happy Endings, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Volume 66, Issue 1, February 2008, Pages 77–87, undefined