Il aura donc fallu attendre près d’une décennie pour voir revenir Lisandro Alonso au cinéma : c’est en définitive presque logique lorsqu’on considère la place singulière qu’occupe le temps dans l’œuvre du cinéaste. Étiré, sans ménagement pour le spectateur, imposé par blocs desquels va sourdre un sens qui s’installe dans la durée, le rythme de ses films rejoint ces épreuves atypiques que proposent Tsaï Ming-Liang, Béla Tarr ou plus récemment Pham Thien An avec L'Arbre aux papillons d'or. Expériences qui exigent un lâcher-prise, une disponibilité nouvelle, à l’écart de la norme narrative, pour s’ouvrir à d’autres possibilités rarement exploitées dans l’expression cinématographique.
Une attitude qui correspond d’ailleurs à celle des personnages de ces récits successifs, pour lesquels il s’agit de s’affranchir d’un monde, de ce qui se présente comme une civilisation, pour le quitter en larguant les amarres. Trois époques, trois lieux, mais une série de liens (des noms, des statuts, des parcours), et surtout un cadre tragiquement itératif, celui d’un monde colonisé et dénaturé duquel certains individus voudront se défaire. Le très beau western augural, en noir et blanc, instaure ainsi un parcours qui rappelle presque le jeu vidéo, par cette attention portée à un cadre en état de catastrophe continue (coups de feu en bande sonore, irruption potentielle à chaque virage, déchéance généralisée d’un territoire hostile), dans un temps réel qui semble balbutier avant de brusques irruptions de la violence. Et la rupture brutale qui l’interrompt sans le conclure rappelle celle qui déchirait la fin de Jauja, s’ouvrant sur une époque actuelle où l’on garderait les traces de blessures, d’élans et de quête de temps immémoriaux, dans un monde qui semble les avoir effacés de sa surface. Le deuxième segment, particulièrement long et éprouvant, joue ainsi des contrastes entre la rythmique contemporaine (les voitures, les téléviseurs, les ordinateurs, la possibilité de s’affranchir des distances pour communiquer par le dispatch) et le parcours de deux femmes qui vont initier leur propre itinéraire de délestage, au-delà d’un monde dévasté, où les survivants autochtones sont soit incarcérés, soit dans la prison de leur misère.
La lutte contre cette dénaturation d’un monde perdu passe donc par le réalisme magique : celui des métamorphoses nécessaires pour s’affranchir d’un réel ayant perdu tout sens, et d’une mise en scène qui reprend à son compte les rituels permettant ce décrochage. Lenteur, attention portée à la durée d’un trajet, voire de la simple attente dans un couloir, dans une épure (cadre fixe, absence de musique extradiégétique) qui accroît les sens avant d’autoriser l’envol. La pudeur avec laquelle filme Alonso équilibre paradoxalement l’épreuve qu’il impose au spectateur lui-même conditionné par les canons d’une narration à l’occidentale, et rejoint en cela les expériences du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul : un regard toujours elliptique sur les métamorphoses hors-champ, une émotion diffuse du fondu enchaîné, et le primat accordé aux visages de personnages qui vont pouvoir raconter leurs attentes, décrire leurs rêves et en formuler de nouveaux.
« Space, not time », affirmera un vieux sage à une candidate au départ : « Time is a fiction invented by men », sentence qui peut s’offrir comme une clé de lecture pour un cinéaste qui semble pourtant faire du temps sa matière première. Mais c’est bien au service d’une fiction dont le cap est celui d’un nouvel espace, comme en atteste le troisième segment, un retour à la forêt primaire souillée par les orpailleurs, et dans laquelle les oiseaux vont pouvoir reprendre leur envol : au-delà du temps des hommes rivés à la satisfaction de leur désir immédiat, l’appréhension d’un espace qui les dépasse, les contient et les emplit.
(7.5/10)