L'air est humide, nous sommes à Venise. Pendant que la caméra nous offre l'architecture et les gondoles, une femme fait quelques apparitions furtives à l'écran. Le jeu s'installe. Le décor est planté. Cette femme, c'est Eva, sublimement interprétée par Jeanne Moreau.
Par un soir pluvieux, Eva et son amant (un parmi tant d'autres) s'invitent dans une luxueuse maison inoccupée. Les bagages sont posés, nous sommes enfin seuls avec elle.
Sur la voix de velours de Billie Holiday et le rythme lent de Willow weep for me, Eva rampe, déambule, ondule ses douces hanches pour nous, coiffe et décoiffe ses cheveux blonds miel trempés. La féline imprévisible caresse délicatement le buffet, un vase qui traîne là, commence à ôter sa robe noire et se tourne vers nous, pauvres spectateurs subjugués par une telle sensualité, le miroir nous donnant vue sur son dos nu. Elle se jette sur le lit puis enlève sa robe en sautillant et s'enroule dans une serviette, au loin elle nous nargue par son reflet dans le miroir, à pas de loup Eva se rapproche de nous et se regarde, ondulant enfantinement. Le plan séquence ne nous cache rien, il nous offre tout. Le sublime noir et blanc et un des moments les plus sexy du cinéma. Ce que nous donne Eva, elle, ce sont des chaînes. Diabolique ensorceleuse. Pour mieux nous croquer, comme elle dévore ses victimes les hommes. Mademoiselle continue sa chorégraphie sensuelle dans une baignoire creusée, avec son léger sourire innocent, elle se délecte et joue avec sa bouche, ses jambes...
Eva est filmée avec une sorte d'impudeur délicieuse, en aucun cas il ne s'agit de voyeurisme de la part du réalisateur, qui l'a bien compris, elle doit aussi charmer le spectateur. La photographie du film sculpte son corps, ses mouvements, comme elle resculpte une Venise froide et calme, à l'image d'une Eva dépossédée de tout sentiment, de toute émotion.
Lorsque le propriétaire de la demeure fait irruption, il la charme, elle le repousse, car c'est elle qui fixe les règles. Une relation à sens unique s'installe entre eux. Eva le tient dans ses griffes vernies de rouge et l'utilise comme elle le souhaite. Elle causera sa chute sociale et psychologique.
Jeanne Moreau jouera une fois de plus une femme vicieuse et diabolique dans Mademoiselle, un film beaucoup plus dérangeant. Ici, sa cruauté froide et dominatrice se mêle à sa sensualité, à un érotisme brûlant qui émanent de tout son être. Et le résultat est loin d'être désagréable !
Etant très franche, je suis très proche de l'impudicité et du scandale tout en étant naturelle et en ne faisant rien de scandaleux, c'est pourquoi on me propose des personnages comme ça. Ce qui me pousse à les accepter, à les assumer, c'est justement cette absence de notion du bien et du mal, et je ne peux choisir et interpréter une femme que lorsque je la comprends. A partir du moment où mon imagination fait que je comprends cette femme, je l'assume entièrement et je ne la juge pas. - Jeanne Moreau
Elle nous avait averti "Don't fall in love with me", mais avec une telle déesse placée dans une si belle mise en scène, comment ne pas succomber à son terrible venin ?