Soy Eva
Véritable monument d'originalité, Eva ne dort pas surprend son spectateur de bien des manières. Peut-être pour le déplaisir de certains. Mais après tout, le génie est souvent incompris. Par quoi...
le 24 mars 2016
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Eva ne dort pas est un film extraordinaire, dans le sens où il ne répond à aucune mode, à aucun air du temps. C'est du cinéma contemporain, qui se pose des questions de cinéma fortes, puissantes, nouvelles, sans pour autant s'inscrire dans une quelconque fratrie, weerasethakulienne, lynchienne ou autres (cronenbergienne à la limite, mais plus sur le plan des thématiques que sur celui de la mise en scène).
L'histoire est simple et parfaitement construite, très équilibrée, trouvant à chaque étape le maximum de vie dans le minimum d'espace : Eva Peron meurt, son corps est pris en charge, tour à tour, par un embaumeur, par un transporteur, puis par le dictateur qui tente de la dissimuler à ceux qui viennent de l'enlever pour l'exécuter, et cette histoire nous est contée par le dictateur suivant, qui allume une cigarette au début du film et l'écrase à la fin. Trois lieux desquels on ne sort pas : la salle d'embaumement, le camion, le sous-sol de la prise d'otage, sauf à la faveur de quelques images d'archive magnifiques montrant le peuple dans la rue pour d'incessantes funérailles, célébrant année après année la mort et la résurrection d'Eva Peron. On pourrait penser qu'on va étouffer, que les huis-clos font de mauvais films, il n'en est rien tant l'inventivité est grande au sein de ce dispositif restreint - grande mais pas ostentatoire, car toujours au service d'un propos, d'une pensée.
La scène d'embaumement, d'abord, est prodigieuse. Des morceaux du corps d'Eva Peron apparaissent, auxquels l'embaumeur tente de redonner souplesse. Que faire d'une main, d'un pied, d'une jambe ? Qu'est-ce qu'un corps ? Qu'est-ce que le corps d'une morte qui ne pouvait pas mourir, qui était immortelle avant même de mourir ? Ce sont là toutes les questions de cette première séquence, très belle, qui joue sur l'inattendu et l'invisible. Le corps d'Eva Peron ne nous sera jamais montré entièrement, comme si sa totalité échappait, comme si le monde tentait de se le partager. Au point que la femme de ménage, à qui l'embaumeur laisse finalement voir le corps, n'ira pas jusqu'au bout, rebroussera chemin avant d'avoir vu cette femme qu'elle aime pourtant plus que tout. Les larmes lui viennent, cela lui suffit : elle a vu sans regarder. Mystère de ce corps qui apparaît sans pour autant se présenter.
La deuxième séquence a quelque chose de mythologique : un charon, Denis Lavant, extraordinaire, a pour mission de faire passer ce corps d'un lieu à un autre, accompagné par un jeune soldat qui ne doit rien savoir. Bien sûr le jeune soldat, à la faveur de l'absence de son chef, ouvre le cercueil et voit Eva. Là aussi les questions sont fortes : que nous dit un corps ? que nous raconte-t-il ? et surtout pourquoi nous semble-t-il être bleu ? C'est toute la puissance subversive du cadavre qui est ici mise en scène, et qui éclot lors d'une dernière scène, très longue, où les deux hommes sont face à face autour du cercueil, boivent, se battent, se racontent des histoires d'amour et de guerre tandis que le soleil se lève à travers les vitres du camion. La puissance de ce moment vient du cadrage, très resserré, que les deux hommes ne cessent de franchir, comme grandis, gonflés ou excédés par la présence de ce corps entre eux.
La troisième séquence est plus classique, dans le sens où les enjeux narratifs principaux sont essentiellement amenés par les dialogues. Pourtant, l'attention que prête Pablo Aguëro aux visages, à leur position dans l'espace et aux légers bruits qui les entourent est suffisamment saisissante pour qu'aucune forme de lassitude ne s'immisce : dans cette cave pleine de copeaux de bois, le monde paraît immense, étrangement érotisé. La direction d'acteurs n'y est pas pour rien. Aguëro ne fait rien comme tout le monde, ne cherchant ni le naturalisme ni Robert Bresson, attentif avant tout aux intensités et aux rythmes. Cette scène sert de contrepoint politique : Eva, même morte, ne meurt jamais, tandis que le dictateur, pas encore tué, est déjà dit mort par les médias et déjà remplacé. La question du début du film s'inverse de façon subversive : qu'est-ce qu'un corps mort qui vit encore ?
Au fond ce film est un manifeste de cinéma, qui s'avance en trois temps : un premier esthétique, un deuxième narratif (cette traversée dans la nuit en camion est pleine de détails extrêmement puissants qui ne cessent d'ouvrir le récit à de plus lointains horizons), et un dernier où la mise en scène apparaît presque nue, simple et parfaite.
Le film se conclue sur une chanson mêlant un discours d'Eva Peron à du rock. Cette chanson est à l'image du film : à la fois vive et politique, résolument joyeuse même si terrible (le mot "vivante" résonne encore et encore), capable de réunir en quelques plans l'intime et le politique. Et c'est précisément de cela qu'il est question avec le corps d'Eva Peron : c'est son corps, mais c'est le corps de tout un pays également, le corps le plus aimé du monde, le plus embrassé, et qui ne cesse de poser problème.
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le 18 avr. 2016
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