Eve a tout du chef-d’œuvre.
A commencer par l’empreinte du maître Mankiewicz. Le réalisateur, alors doté d’une expérience certaine et fort de ses précédents succès, ne s’impose aucune limite et mène chacun de ses thèmes de prédilection jusqu’à leurs paroxysmes.
Père d’un cinéma marqué au fer rouge par le théâtre, Mankiewicz saute le pas et consacre enfin un film entier à cet art. Mais sournoisement, à l’image de son héroïne. Ainsi, la scène et le public, raisons de vivre des protagonistes, n’apparaîtront jamais à l’écran. Plusieurs scènes montrent Eve, subjuguée à l’écoute des applaudissements depuis les coulisses. Tout le film est là. Ces coulisses, microcosme malsain où tout est permis pourvu que la célébrité soit au bout du chemin. On finit par comprendre que les acteurs sont plus sincères sur scènes qu’en privé. On ne peut mentir au public, même si les mots que l’on prononce ne sont pas les nôtres. Mais quand le rideau tombe pour la dernière fois, les loups sortent les crocs et le terrible jeu des apparences, de la jalousie et de la méchanceté prend vie.
Plus écrit que jamais, le film offre une tripotée de dialogues et d’échanges comme seul Mankiewicz en a le secret. Un vrai festin pour l’amateur.
Déclamés par des acteurs au sommet de leur forme - Bette Davis est miraculeuse – les textes sont évidemment très recherchés et proposent souvent plusieurs niveaux de lecture.
Le ton oscille constamment entre le sur-jeu propre au théâtre et un réalisme tout cinématographique. Sans jamais perdre l’équilibre. Un travail de maître. La direction d’acteur élevée au rang d’art absolu.
Et la caméra. La raison d’être du cinéma. L’arme absolue de Mankiewicz. Toujours aussi délicate, celle-ci semble vouloir se faire oublier, exercer son art avec discrétion pour ne pas empiéter sur le travail des acteurs. Pour parfaire l’immersion du spectateur. La réalisation est parfaite, appuyée par un excellent traitement de la lumière, riche de sens.
Pourtant, tout n’est pas rose au pays merveilleux du noir et blanc.
On l’a dit, la critique acerbe du monde du théâtre, et des hommes et femmes qui le peuplent, est le leitmotiv de ce film. En ceci, le sujet est extrêmement bien traité.
Un sans-faute.
Mais il manque à « Eve », si lisse et parfaite dans sa belle robe cinématographique, un véritable effet de surprise. Ainsi, point de bouleversement pendant ces deux heures, fort peu de rebondissements, une approche presque trop scolaire de l’idée initiatrice.
Une des grandes spécificités de Mankiewicz est de proposer des films déroutants. Des films qui, sans le moindre twist, chamboulent les idées installées au départ dans le crâne du spectateur. Des films qui évoluent subrepticement, n’hésitant pas à changer radicalement de ton au sein même d’une pellicule. Ces films sont absolument parfaits.
Et c’est ce qui manque à Eve. Cette duplicité du cinéaste. La duplicité des acteurs et de leurs rôles est telle que le réalisateur, lui, se contente d’une ligne directrice qui n’évolue que peu du début à la fin.
Eve est un chef-d’œuvre. On ne peut objectivement rien lui reprocher. Parfait sur le papier, parfait à l’écran. Mais, observé cyniquement en comparaison avec le reste de l’œuvre du maître, il lui manque une étincelle, cette petite touche de Mankiewicz qui le rend si attachant. « La comtesse aux pieds nus », bien que moins parfait dans son approche, se montrera autrement plus passionnant, plus retors.
Un grand film, sans aucun doute, mais à l’analyse trop aisée, presque simpliste. Propre sur lui. Une unité de ton quelque peu décevante. Et Mankiewicz n’est jamais si beau que lorsqu’il plonge dans les bas-fonds.