La plupart des films de Richard Linklater sont "choraux" ; sans adopter la narration éclatée et anti-psychologique d'Altman (sauf dans son culte Slacker, qui transposait le cadavre exquis de La Ronde, en dérive piétonnière dans sa ville), il s'attache souvent à des groupes évoluant dans un milieu en confrontant leurs visions du monde.
"il y a la même proportion d'imbéciles chez les sportifs ou ailleurs - ça en fait déjà assez"
Lorsque le personnage central découvrant avec le spectateur la vie étudiante en 1980, se sent comme un imposteur en changeant de tenue pour chaque soirée (disco, country...), son "parrain" lui rappelle la "morale" du film : quel que soit le costume, les motivations restent les mêmes. L'humanité partage la pulsion de vie à l'origine de tout art, qui se manifeste sous des parures infinies, qu'exaltent ces comédies populaires méprisées par les snobs (Linklater, comme Bob Clark à l'époque, reprend les genres sans les "prendre de haut", tout en faisant passer un message).
La fête déguisée finale, "parenthèse enchantée" d'une situation créée (au sens situationniste donc) par les étudiants d'art, comme une promesse non tenue, inaugure aussi la décennie de l'individu à l'authenticité perdue glissant de rôle en rôle, moins au gré de l'inventivité locale, que de modes globalisées consommées, et le tournant purement mercantile et passif de l'hédonisme initialement associé à la subversion artistique gauchiste. La personnalité se manifestera désormais par les achats, l'adoption d'un régime particulier ou de la pratique sportive du mois, les loisirs de la vie comme une déambulation dans les couloirs d'un centre commercial.
Linklater ancre les pérégrinations personnelles de ses personnages dans leur époque, en évoquant aussi les tournants qui l'ont précédée ou la suivront. S'il réussit encore une fois le pari d'une nostalgie joyeuse, racontant ici sa jeunesse étudiante, il se reconnaît sûrement également dans le "hippie tardif" lecteur de Carl Sagan, qui tente de prolonger une saison encore l'idéal de vie en communauté - mais un joueur de baseball vient nous rappeler que l'état de grâce laissera vite place à la compétition effrénée. On ne joue plus.
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(bonus / reformulation (en fait c'est la version précédente) pour ceux qui ont le temps voire le goût de la polémique)
Tout en s'inscrivant consciemment dans l'ère postmoderne, Linklater se distingue des poseurs formalistes comme Tarantino, Chazelle, Aronofsky qui jouent à donner une "respectabilité" au cinéma de genre (comme le "pop art" récupéra l'esthétique de la réclame et de la bédé - devenant le manifeste-propagande de la société de consommation, soit dit en passant) à coups de millions et de surenchère épate-bourgeois dans la violence et le nihilisme (leur mépris du genre comédie résulte autant de leur inaptitude que du manque de valorisation symbolique-économique dans leur plan de carrière). Délaissant le goût "arty" pour le narcissisme morbide et les portraits de "superhéros" hors-normes emportés par une hybris autodestructrice, il privilégie les personnages nuancés et "banals" se confrontant aux problèmes de la société pour y trouver leurs solutions.
Son oeuvre est une critique interne du postmodernisme : il décrit les aspects joyeux de la société de consommation, en mettant en garde contre son individualisme ; son oeuvre se situe à l'intérieur des genres sans être meta. Ce film-ci n'est pas l'autoportrait en aliéné nostalgique de Star Wars et de son merchandising, mais de sa jeunesse, des gens qu'il a connus, et lus : le cinéma ne renvoie pas qu'à lui-même mais à toute la culture qui l'alimente, et à la vie elle-même - un monde extérieur qui semble disparaître de l'oeuvre de Tarantino ou Aronofsky.
Simplement, Linklater est un peu plus âgé qu'eux, il a grandi dans les années 60 et 70, et n'a pas connu le capitalisme comme seul horizon : dans son film au accents "autofictionnels", 1980 est l'année pivot, le tournant où les promesses se sont changées en menaces, où la société de consommation remporta la mise sur la société des loisirs, les hippies se changèrent en yuppies, avocats et conseillers financiers des nerds en voie de rejoindre les maîtres du monde.
Ce n'est pas la seule fois où Linklater revient sur un moment décisif où l'on a collectivement choisi la mauvaise voie. "Bernadette", cette architecte qui ancre son activité dans un "projet de société", cette artiste-savante qui refuse d'envisager son travail séparément de ses répercussions sur le monde, poursuit la démarche réflexive et engagée sur l'évolution de la société et des batailles à travers les générations.
(doigt pointé sur l'interlocuteur et mâchoire serrée :) Richard Linklater is NOT a nerd! He's a good jock.
Il est l'une de ces valeurs sûres des défunts video-clubs, imprimant leur patte sur des films de genres populaires, glissant un message en douce à la manière d'un Bob Clark... Spread the love