J’adorerais vivre dans un monde où on continuerait d’aller au cinéma.
J’adorerais vivre dans un monde où les films ne laissent pas indifférent.
J’adorerais vivre dans un monde où les films populaires sont de bons films.
Si ce monde-là existe, idyllique, impensable, impossible, il est fort à parier que ce soit le nôtre. Dire que tout ça est possible… et qu’on trouve des moyens de se plaindre, de râler, d’être aigri, d’être nihiliste, de ne plus y croire. Alors que tout ça est possible, tout ça. Si, bien-sûr que si, puisque Everything, everywhere, all at once existe.
La merveille des Daniels, respectivement Kwan et Scheinert, c’est de réussir le tour échoué en 2016 avec Swiss Army Man de mêler les rires et les pleurs. Si Shakespeare était le maître de la tragédie qui fait rire, de la comédie qui fait pleurer, les jeunes réalisateurs s’en font les héritiers sans jamais tomber dans l’hybride informe de la tragi-comédie. Leur film est un, rond, uni par un même élan qui, même s’il est double, étonne par la droiture de ses pas. Il avance tout droit, plein d’une assurance qui n’est pas de la vanité et vous emmène avec lui, par la main, parce qu’il sait qu’il va là où on désire tous aller. Le film est d’une rondeur qui fait qu’on ne cherche pas à savoir si les personnages, leur histoire et la toile qui soutient le film vient davantage du réalisateur aux ascendances asiatiques ou de l’autre : l’héritage dont il fait appel, les oeuvres qu’il dépoussière, les oubliés qu’ils remémorent sont universels et unanimes.
À défaut de faire revivre les morts comme son camarade Dr. Strange in the multiverse of Madness dans une scène orgiaque, ce film fait prière devant ses idoles. Comme il les aime, il les use et les garde près de son coeur, quitte à les oublier parfois mais jamais les négliger. Il les dorlote, les couvre de baisers, les tourne en ridicule aussi pour faire rire les copains mais sans leur manquer de respect. Et un jour, cette idole est devenue une partie de lui, le prolongement de son corps, et il ne pourrait pas s’imaginer sans. Un peu de Persépolis et de 2001 par ci : discret pour le premier, comique pour le deuxième, créant une scène d’hilarité dans une déférence absurde. Par là, beaucoup de In the mood for love et on pourrait difficilement nommer meilleure appropriation du chef-d'œuvre intemporel de Wong Kar-wai. En plus des effets de slow-mo, de la pluie, de la nuit shanghaïenne, des personnages qui communiquent peu, qui parlent avec des non-dits, les Daniels ayant saisi le propos et la quintessence du film qu’ils empruntent tout en le faisant leur, se permettent de nous donner ce qui était impossible précédemment. Ils créent un univers où Mme Chan et Mr Chow sont ensembles, dans une routine fade, bien éloignés de leur élégante romance faite d’évitements, loin des fantasmes de tout ce qui n’aura pas lieu, de l’inachevé, mais là où ils font la lessive ensembles et ils y sont heureux.
D’un coup, on est à la place de Toto dans le final de Cinéma Paradiso. On sait ce que ça fait maintenant de voir ce qui est impossible de voir d’habitude. On soigne cette vieille blessure en se plongeant dans un autre univers, un univers filmique qui nous montre ce qui aurait pu être. On comprend enfin ce qu’on soupçonnait déjà, mais dont on attendait la preuve comme les romantiques du XVIIIème attendaient la preuve de Dieu : le cinéma est un lieu privilégié des possibles, où on projette, où on se projette, où on est projeté. Le romanesque apparaît comme la variante la plus élevée de notre vie, la plus ultime, la plus désirable, en se payant le luxe de ne pas nécessiter de changer de monde. Si le temps retrouvé cher à Proust lui permettait de vaincre le temps, le romanesque permet peut-être de vaincre le réel, si tant est qu’on soit en lutte contre lui.
Parce que s’il y a un chant qui est poussé par Everything, everywhere, c’est l’amour du réel. Le réel, cette chose simple et sous-estimée qui permet d’aller voir un film à l’action fidèle à Jackie Chan, tout aussi maline et rythmée, où le quotidien est sublimé : un frigo, une chaise de bureau, une agrafeuse attendent en jubilant silencieusement leur transfiguration. Ils attendent cet instant qui justifiera à lui seul leur existence toute entière, où celle-ci prend un virage sec et où leur essence est redéfinie. Prévus comme des ustensiles à l’usage précis, ils se découvrent neufs et jouissent d’un pouvoir inattendu. Si l’horizon de cette nouvelle vie d’excitation est plaisant, certains de ces objets ne préféreraient-ils pas ne jamais être empoignés, cognés, détournés? Le calme serein dans lequel ils étaient, n’était-ce pas ça, le bonheur? Si seulement ils l’avaient su avant.
Tout comme ces objets, la mise en scène aussi attend son tour. Elle se met au niveau des personnages, attend patiemment leur montée en piste, le moment où elle leur donnera de la hauteur, mais dans un premier temps, elle se fait timide, sinon pour le premier plan du film : on voit la petite famille profiter d’un moment ensembles, de s’amuser autour d’un karaoké, à travers un petit miroir rond — ce symbole sera omniprésent et nous montrera qu’il est possible de passer de l’unité première au chaos si celle-ci est torturée, dévoyée. Rond comme les tambours de machines à laver, rond comme l’univers, comme un bagel, comme tout ce qui est agréable, mais déformant, comme tous les miroirs. Le surcadrage nous ferait presque croire qu’on observe une famille à travers le judas ou le trou de la serrure d’une porte, qu’on est spectateur d’une scène d’intime convivialité. La caméra s’avance et s’avance, allant à l’encontre de cette image simple mais belle. D’un coup, la musique s’arrête, la caméra aussi. On entend un clique et le changement de lumière passant de la nuit au jour nous indique que quelque chose a définitivement changé. Les contrastes, les couleurs laissent place à ce qui ressemble à la réalité. Le miroir pivote, nous offrant la vue du salon dans son entièreté et la caméra reprend son mouvement. Un personnage fait apparition dans le champ pendant que l’on pénètre à l’intérieur de ce cadre sans interruptions, à la façon de La haine ou de Contact.
Tout le propos y est suggéré, élégamment évoqué sans trop de rond-de-jambe. Le mouvement est ambitieux, virtuose mais pertinent et a le mérite de ne pas être tape-à-l’oeil. Du reste, le début du film est calme, terre-à-terre, s’accordant sur l’univers qui a été choisi pour nous : le réel et ce qu’il a de monotone. Cette tranquillité, bientôt brisée par des personnages bruyants, qui s'interpellent sans cesse, ne s’écoutent pas, participent à cette ambiance cacophonique qui pourrait en devenir agaçante si poussée à bout. Déjà, le rythme s’accélère : les cuts sont plus secs, les sons viennent ponctuer le récit, les plans fixes sont constamment enrichis. Quelques instants plus tard, le film sera animé par une quête extatique de mouvement. Les sons bondissent et rebondissent, les lumières sautent et sursautent. Véritables explosions de couleurs, le film rentre en transe, et, possédé par l’esprit de la vitesse, par un dynamisme farouche, il s’autorise tout. Il bouscule les codes, il dérange la mise en scène juste que dans le format d’image. On passe du Wu Xia Pian(ce genre typiquement asiatique de films avec des épées, des longues étoffes et des sauts — avec panache! qui ont l’allure de vols), au dessin animé, au mélodrame, à la comédie bien-sûr, absurde souvent, genre où les Daniels sont très à l’aise et trouvent le moyen de surprendre et de se renouveler dans une irrévérence pleine d’ingéniosité. C’est parfois vulgaire mais jamais grossier, toujours très drôle, mêlé de profane et de sacré dans un tourbillon d’émotions jouissif qui réussit son pari initial, celui de tout art qui se respecte : nous faire aimer la vie.
Les sentiments sont bons, et même si on sait que ça ne fait pas de la bonne littérature, on lui pardonne. C’est parfois niais, mais toujours juste, et on ne peut s’empêcher d’être pris dans cette vague de passions qui a le bon goût de nous ramener là où on est bien. Profondément touché, marqué à vie par une œuvre qu’on se réjouit d’avoir vu sur grand écran, on est plongé dans une telle ivresse de sensations qu’on se demande si les Daniel’s ne s'appelleraient pas tous les deux Jack. Bouleversés, on se rappelle la phrase de Godard qui veut que l’important n’est pas de comprendre, mais de ressentir.
Si ce n’était pour l’absence de dégoût, d’envie de vomir ou de vertige, on pourrait presque croire qu’on vient de sauter d’un univers à un autre, tant les transports dans lesquels on est plongés sont intenses. Pas besoin d’aller chercher du surnaturel, de l’occulte ou des pouvoirs magiques : la magie, c’est ce procédé qui consiste à projeter des images sur un grand écran, dans une salle sombre pleine de têtes rassurantes et envoûtées. Et quand le tour du magicien est aussi réglé que Everything, everywhere, all at once, la magie opère. On oublie tout. Non, on se souvient de tout, de ce qu’on possède, de tout ce qui est possible dans cette vie aussi limitée soit-elle. On refuse le tourment des regrets, des choix qu’on aurait pu faire et on jure Amor Fati.
À choisir, on souhaiterait vivre dans un monde où une expérience comme celle-là est possible. Ça tombe bien.