A ceux qui croient avoir tout vu... et qui aiment se tromper

Ne me dites pas à quoi ressemblent les Daniels. Ne me montrez aucune des tribunes qu'ils ne manqueront pas d'arpenter pour récupérer la myriade de prix auxquels ils pourraient prétendre. Car finalement la seule explication, leur seule excuse, c'est que Daniel et Daniel ne sont que deux enfants foulant un bac à sable et lançant leurs jouets dans des scénarios à la folie digne de leur âge de gamins, sous l’œil de cadreurs bien obligés de les immortaliser.


Diablogue

-Daniel ?

-Oui, Daniel ?

-Honnêtement, pour notre premier long Swiss Army Man, on en avait fait trop dans l'explosion des codes, le dédain pour le bon goût et dans l'outrance de la comédie ?

-C'était du bulldozer, Daniel. Mais dans ce barouf, on a pu faire naître une pure émotion, une vraie inventivité, une grande ode à la vie et aux rapports humains.

-Tout à fait. La déglingue était notre recul sur la guimauve et notre contournement de la fleur bleue.

-Tout ça pour 4 balles et demi, Daniel, peu de recettes mais des yeux écarquillés et beaucoup de bruit partout où on passait.

-Hrmmmffff, ho ho...

-Sois pas gamin, Daniel, je suis sérieux.

-T'es sérieux ?

-Jamais, Daniel.

-J'ai oublié lequel des 2 Daniels parlait, à cette répartie-là.

-Tout ça pour dire qu'on a grandi, depuis. Et que des fous ont décidé de nous filer six fois plus de pognon.

-Donc on pourrait être moins foutraque, affiner notre propos, moins partir en live et calibrer l'émotion.

-C'est ça. Ou alors... C'est le moment ou jamais de refaire exactement la même chose, mais en poussant tous les curseurs six fois plus loin.

-Tope-là Daniel. D'une monstrueuse chenille, on va accoucher d'un papillon ogre.


Every film, every scene, all in One

Qu'est-ce qu'on a envie de dire au cuistot qui vous sert un repas gargantuesque, trop gras, trop sucré, trop riche ? On a envie de dire Merci du fond du cœur, parce qu'une telle sincérité dans la générosité, ça vous tire la larme et vous fait passer l'éponge sur ce qui était en trop.


On ne mégote pas sur la longueur de la ballade ou sur ses trop brusques à-coups quand un Pégase vous prend sur son dos et vous fracasse sur chaque pale de l'éventail des émotions.

Qu'importe qu'il y ait de quoi faire dix films dans un, qui auraient mérité chacun leur traitement en profondeur. Pourquoi ? Car il y a justement de quoi faire dix films dans celui-là. L'important, c'est la prochaine idée qui chassera l'autre, c'est l'emballement de la machine, c'est la frénésie épuisante, comme si ce geste portait en lui la peur d'être le dernier, et qu'il fallait tout faire pour le rendre mémorable et y presser jusqu'à la dernière goutte d'inventivité de ses créateurs.


Alors on fait le grand écart et on vogue du plus déstabilisant des films de Kubrick à la plus étonnante des œuvres du studio Pixar, on tangue de l'hommage à Sense8 à celui pour A Touch of Zen, on passe du scato à l'élégance foutraque des Monty Python, du bricolage bringuebalant de ces honorables Messieurs Michel Gondry et Spike Jonze à la chronique sociétale, sociale et moderne, de la baston chorégraphiée digne des plus soignés représentants de la Kung-Fu Comedy à la déclaration d'amour digne des plus émouvants classiques (sous la pluie, l'un se tenant loin de l'autre, dans la ruelle enténébrée derrière un cinéma...), du plus extravagant "déclencheur" de connexion multi-dimensionnelle à la plus poignante scène de reproche au père qui n'a pas su retenir son enfant auprès de lui... D'un monde parallèle à l'autre, en fait.


Tout le monde dit : I love Yeoh

Et en terme de grand écart, les membres du casting (qu'ils soient acrobates ou non) s'y connaissent ! Comme Jamie Lee Curtis qui a connu le frisson des Halloween, le drame dans My Girl, le rire dans Un poisson nommé Wanda ou la comédie d'espionnage dans True Lies. Ou encore le prolifique James Hong (93 ans et toujours en activité; plus de 650 de films, séries ou jeux vidéos au compteur; 68 ans de carrière !) qui fut du culte et sombre Blade Runner, croisa Nicholson sur Chinatown, s'aventura dans le brutal Tango & Cash comme il campa un entraîneur de combat déjanté dans Friends.

Et que dire de la surprise de retrouver l'ancien ado star Ke Huy Quan, mémorable jeune second rôle dans Indiana Jones et le temple maudit, puis ado bricoleur de génie dans le non moins mémorable Les Goonies ? Disparu par la suite des grandes productions pour atterrir ici près de quarante ans plus tard. Dans un rôle multiple et fantasque, tantôt attachant, émouvant, pathétique, héroïque, athlétique, abattu, qu'il interprète avec une vérité confondante qui le rend attachant dès sa première apparition.


Et puis il y a Michelle Yeoh. Celle qui eut une belle place dans les bons vidéos-club (et dans nos souvenirs d'amoureux du cinéma d'action asiatique) tournant sous l’œil des illustres noms que sont Sammo Hung, Stanley Tong, Johnnie To ou encore Yuen Woo-ping, virevoltante aux côtés de Jackie Chan dans Police Story 3 (bancal et brillant à la fois), une des rares 'James Bond girl' combattive dans Demain ne meurt jamais, accédant à la reconnaissance et la gloire internationales dans le lui-même glorieux et inoubliable Tigre et Dragon d'Ang Lee.


Elle a cultivé ensuite une image d'actrice officiant dans des rôles de femmes puissantes (qu'elle se batte ou non), charismatiques et pleines de grâce (telle son interprétation d'Aung San Suu Kyi dans The Lady de Luc Besson) qui lui vont comme un gant.


C'est dire le malin plaisir qu'elle a dû prendre à prêter ses traits à ce dernier rôle en date, celui d'une femme ployant sous les soucis, enfermée dans de mornes horizons et dans un quotidien éreintant qui découvre par enchantement la pléthore de vies glorieuses, captivantes et pleines de succès qu'elle mène dans d'autres mondes où ses décisions comme ses coups du sort furent différents. Qui peine à prendre la mesure de la situation, et tente de rester elle-même parmi cette foule d'avatars qui lui tendent les bras, accrochée à ses routines et soucis pratiques. Et surtout qui tente de rester digne au milieu de cette foire invraisemblable de gags potaches et autres bizarreries visuelles. Un véritable clown blanc, drôle sans le vouloir, servant de faire-valoir à une Cour des miracles d'Augustes antagonistes prêts à tout pour l'éradiquer (mais vraiment à tout).


Plus le film avance, et plus une évidence (pas du tout évidente dans un premier temps) s'approche : c'est un rôle de couronnement. Un rôle total pour une artiste accomplie. Au regard de sa carrière, c'est un sacré tour de force de ces gamins de Daniels (qui, à coup sûr, n'en demandaient pas tant).


Est-ce un chef d’œuvre ? Je n'en suis pas sûr. Est-ce exempt de défauts ? Bien sûr que non; ça part dans tellement de sens que ça ne pouvait jamais arriver à bon port à tous les coups.

Dans l'histoire de la production cinématographique à grand public, est-ce un film à découvrir au plus tôt, à dévorer au cinéma au risque de tomber de son fauteuil devant le mépris que ce trop-plein-de-tout arrachera sans doute à certains ?


Oui, oui, et encore oui, partout et tout le temps.

Oneiro
8
Écrit par

Créée

le 6 sept. 2022

Critique lue 209 fois

9 j'aime

9 commentaires

Oneiro

Écrit par

Critique lue 209 fois

9
9

D'autres avis sur Everything Everywhere All at Once

Everything Everywhere All at Once
MamaBaballe
4

Ici ou ailleurs, toujours la même histoire, toujours le même drame familial

C'est l'histoire d'Evelyn ( Michelle Yeoh ) une remarquable actrice, dans ce rôle de mère et d'épouse, qui tente de maintenir avec toute l'énergie du désespoir sa petite entreprise familiale qu'elle...

le 30 juil. 2022

133 j'aime

2

Everything Everywhere All at Once
Sergent_Pepper
7

Incroyable mais frais

Aux grincheux qui se répandent sur la mort du cinéma, l’été 2022 apporte des ébauches de réponses qu’il convient de mettre en valeur : à l’abri de l’aseptisation des franchises, trois propositions...

le 31 août 2022

123 j'aime

4

Everything Everywhere All at Once
Behind_the_Mask
5

Le (multi)vers est dans le fruit

Cela fait plusieurs mois que la sphère critique nous le vend, ce Everything Everywhere All at Once. Tout comme les quelques chanceux, pensais-je, qui avaient eu l'occasion de le voir. Et cela fait...

le 31 août 2022

117 j'aime

12

Du même critique

Dead Man
Oneiro
5

Il y a tout, et pourtant...

C'est d'une ambition folle, si personnelle que tout le monde ne peut hélas accrocher. Pourtant ça démarrait bien, pour moi. Depp est dans son rôle, le montage est déroutant, la photographie et le...

le 1 févr. 2013

47 j'aime

6

Joker
Oneiro
7

La danse du meurtre

"Je ne pourrais croire qu'en un Dieu qui saurait danser", écrivait Nietzsche. Peut-être faut-il alors aussi faire danser le diable pour le rendre crédible. Le laisser échapper de courts instants au...

le 19 oct. 2019

23 j'aime

22

Chanson douce
Oneiro
6

Doute amer

Comme ils sont étranges, les deux segments ouvrant et fermant ce récit. Ils semblent échappés d'une autre réalité, sans lien avec cette histoire (ils sont accompagnés de quelques visions du futur...

le 26 avr. 2018

22 j'aime

9