Il n’y a pas matière à débat. Frederick Wiseman (lire notre interview ici) est le plus grand documentariste vivant, peut-être même de l’histoire du cinéma. Comment expliquer autrement qu’il parvienne encore et toujours à fasciner, perturber et surprendre après 43 itérations du même modus operandi : l’auscultation de la minutie quotidienne d’une institution à partir de centaines d’heures de rushes accumulées sur des semaines voire des mois de présence sur place. À ce jour, il est considéré comme un pionner du cinéma dit « d’observation ». Pourtant, cette appellation noie par sa simplicité le travail monumental de montage de Wiseman, alors même qu’il s’agit du vecteur principal de ses opinions tranchantes sur les institutions qu’il visite. Passe également à la trappe l’empathie profonde que trahit sa caméra à l’égard de tout sujet sur lequel Wiseman la dirige. Prisonniers et geôliers, patients et médecins, fonctionnaires et citoyens, élèves et professeurs, juges et jugés… le regard équilibré de Wiseman en fait peut-être le plus fin moraliste du monde documentaire. À ce titre, chaque nouveau film se doit d’être accueilli comme un authentique miracle.


Une existence miraculeuse qu’Ex Libris partage avec son sujet, par lequel Wiseman semble profondément envoûté. La Bibliothèque Publique de New York est un établissement monumental et tentaculaire, qui semble dégager une bienveillance et une chaleur contagieuses. On y découvre une offre vertigineuse : groupes d’études, archives en tout genre, rencontres (Richard Dawkins, Patty Smith, Elvis Costello dans des scènes à l’intérêt variant), performances musicales dont un slam absolument stupéfiant, mais aussi des réunions administratives à tous les niveaux de l’organisation. Somme toute, tous les éléments qu’on attend d’un Wiseman sont présents. On côtoie les usagers comme les employés, des concierges aux invités de renom dans des scènes tantôt drôles, tantôt rageantes, parfois ennuyeuses, souvent passionnantes.


Mais l’intérêt de tout nouvel opus de Wiseman ne réside non pas dans des différences méthodologiques mais dans les conclusions qu’il tire sur le lieu qui l’accueille. Dans le cas de la New York Public Library, et outre l’impressionnante palette proposée, c’est la diversité de ses usagers vers laquelle Wiseman revient sans cesse. Son insistance est telle que la différence entre les services utilisés, d’une part, par les usagers afro-américains et latinos, et d’autre part, les usagers blancs, se fait évidente. Une scène dans la branche de Harlem y montre une communauté afro-américaine concernée par les besoins éducatifs de leurs enfants, une autre concerne l’initiative de prêt de routeurs permettant de donner un accès internet aux personnes défavorisées et vulnérables.En parallèle de cette fonction sociale, une autre population utilise la bibliothèque comme un lieu de recherche ou de hobby. Le déséquilibre entre besoin de base et épanouissement culturel/intellectuel se révèle calqué sur des délimitations raciales. Il s’agit là d’un vieux cheval de bataille pour Wiseman. Dans Law & Order, la police était passablement brutale avec les afro-américains et davantage attentive et délicate avec les blancs. Difficile également d’oublier, dans Welfare, le policier noir subissant stoïquement le harcèlement raciste d’un vieux sans-abri américano-irlandais, illustration de la discorde identitaire que le capitalisme sème parmi ses oubliés. 40 ans plus tard, le constat de Wiseman est le même, si ce n’est que, dans le silence de la bibliothèque, l’inégalité passe pratiquement inaperçue.


Il est évident que l’élection de Trump a mis en exergue ces éléments du film, aux dépens des myriades de scènes filmées dans un apparent état d’entichement permanent. Dans d’autres circonstances politiques, ce film aurait l’allure d’une simple lettre d’amour envers une institution chérie et profondément vitale. La valeur de la bibliothèque est à tel point soulignée qu’on glisse même parfois dangereusement vers le modèle de la campagne publicitaire. Dans National Gallery, une autre institution culturelle mais cette fois loin des interrogations politiques, Wiseman avait le loisir d’interroger la manière de regarder et de « consommer » la peinture. Sa caméra dévorait les pièces exposées avec une curiosité formelle évidente. Le livre, son extérieur du moins, est fondamentalement anti-dramatique, et c’est donc sur la population de la bibliothèque que repose entièrement ce film. Ce sont peut-être ces raisons qui font d’Ex Libris une œuvre comparativement mineure pour Wiseman, esthétiquement un peu bancale et passablement moins animée par le conflit. Sa raison d’être est autre, c’est une célébration, teintée de quelques réserves, d’un lieu hors normes. On s’en contentera, mais la barre fixée pour les Wisemans tardifs par At Berkeley et National Gallery ne tremblera pas si facilement.


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Cygurd
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le 29 nov. 2017

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Film Exposure

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