Il existe un écart, dans ce film, entre la matière, très riche, constituée par les travaux de l'Américain Stanley Milgram, dans les années 60 à 80, et la manière très froide et délibérément distanciée que Michael Almereyda a adoptée pour tenter de nous rendre compte de cette démarche.
Une distance mise en avant par le filmage : décors froids, sans âme, visant à transcrire une société en train de la perdre ; jeu hyper distancié demandé à Peter Sarsgaard, qui incarne un Milgram volontiers retranché dans son rôle de scientifique, durant les expériences, ou qui "nous" parle soudain, face caméra, au beau milieu d'une scène jouée ; plusieurs décors ostensiblement peints, afin de bien signifier au spectateur que le réalisateur ne le traite pas à la façon de Milgram manipulant ses cobayes humains et les faisant croire à ce qui n'est pas ; lui, Almereyda, ne nous cache pas le caractère factice du cinéma, son faux, sa mise en scène, et il nous incite à rester au bord de son film, de même qu'il campe son personnage principal comme restant constamment observateur, sur la rive de sa propre existence.
Ici se situe certainement la dent manquante, dans l'engrenage filmique : cette distance revendiquée fait surgir de l'onde sur laquelle flotte le navire-film trois écueils : le spectateur, soumis à l'injonction qui lui est donnée au-delà des attentes de celle-ci, finit par rester bel et bien au bord du film, sans jamais se trouver happé par lui ; le personnage principal lui-même semble demeurer à la lisière de son rôle, vivant ou mourant avec le même détachement d'éternel examinateur ; et surtout, cette distance extrême, jouée, mise en avant et voulue, n'est absolument pas pratiquée...
En effet, à aucun moment n'est analysé, ni même montré, indiqué, le terreau dans lequel s'est enracinée l'expérience qui se trouve placée au centre du film : le nazisme ne datait que d'une génération, lui qui avait été permis par l'extrême soumission du peuple allemand à son "guide" nazi ; d'où l'entrée dans une phase, qui allait pousser loin ses ramifications, d'intolérance extrême à toute autorité et de rejet profond de toute emprise.
1961, première année de la décennie qui allait aboutir, dans le monde occidental, à l'éclosion des fleurs de 1968, vit donc naître l'expérience de Milgram ; expérience inquiétante, visant à démontrer jusqu'à quel point terrifiant un être humain pourra consentir à infliger une douleur à son prochain, pour peu qu'on lui en intime l'ordre.
Abandonnant, sur ce point, toute distance, Almereyda adhère étroitement aux démonstrations et conclusions de Milgram, les restituant telles quelles, sans profiter du recul que lui offre à présent le demi-siècle écoulé. L'autorité est-elle seule en cause, dans cette expérience ? L'autorité est-elle, d'ailleurs, si monolithique ? Est-elle identique, selon qu'elle est servie par l'admiration, la crainte ou un simple contrat ? Une société sans autorité est-elle envisageable, souhaitable ? Et dans l'expérience menée, n'entrait-il que de la soumission : aucun sadisme, aucune satisfaction narcissique à punir...? Ces questions ne seront pas posées.
Si le film a le mérite de remettre sur le devant de la scène l'apport de Milgram, on ne peut donc qu'attendre l'œuvre qui interrogera cet apport, dégagera ses limites et sa pertinence, lui permettant enfin une réelle réintroduction dans la pensée actuelle.