Eyes Wide Shut, "Les yeux grands ouverts", voilà un titre mystérieux. A première vue, mise à part le plan final sur les yeux (magnifiques) de Nicole Kidman, on ne comprend pas la signification du titre par rapport au film. En effet, son thème semble être le fantasme, l'érotisme, la sexualité ou encore la critique sociale. Mais, comme toujours avec Kubrick, il faut lire entre les lignes. Jusqu'au bout il nous aura livré des oeuvres mystérieuses et envoutantes, une forme de cinéma savant et virtuose comme on n'en fait plus. Pourtant, ce film laisse davantage perplexe que le sublime Barry Lyndon, ou que le métaphysique 2001. C'est parce que ce film est plus paradoxal, plus équivoque, plus dérangeant sans doute. Les yeux grands ouverts. Ne serais-ce pas une adresse au spectateur, d'ouvrir les yeux, sur quelque chose que Kubrick voudrait nous montrer ?
- Ouvrir les yeux, sur quoi ?
Regardons l'affiche. Nicole Kidman nous fixe du regard, se dérobant au baiser de son mari. Le regard c'est l'évasion, l'envie de voir ailleurs. C'est donc que le sujet développé dans le film s'adresse à chacun de nous. Et ce sujet, c'est le couple, l'adultère, la tentation, l'érotisme et la critique bourgeoise.
Nous plongeons avec Tom Cruise et Nicole Kidman dans les méandres du couple. Mais, nous devons ouvrir les yeux sur plusieurs points.
Critique acerbe de la la société
Un premier niveau de lecture consisterait à regarder le film sous le prisme de la critique sociale. En effet, Tom Cruise, médecin renommé, ayant de riches clients vit une vie très confortable à quelques encablures de Central Park. Le film débute sur une soirée chez un de ses plus riches clients. Une débauche de luxe où le couple tente de faire bonne figure. On découvre alors le gouffre béant qui les séparent de cette caste : une admiration sans borne à la culture, à l'argent et aussi aux vices de cette élite.
Malgré les cabotinages libertins, les frasques odieuses, les manières brutales derrière les visages policés, lorsque Tom Cruise vient soigner une femme en overdose avec qui son client couchait, et ce, à quelques mètres de sa femme, occupée à faire la conversation en bas, le docteur ne dit rien. Ce monde le fascine. Après que Nicole Kidman lui avoue qu'elle a failli le tromper l'été dernier, il décide d'aller prendre l'air. Il utilise alors son argent, son statut de médecin pour gravir les échelons, obtenir des gages et des faveurs. En somme, tous les gens du petit peuple qu'ils croisent ne sont que des instruments. Mais, il est lui-même l'instrument de cette élite qui l'arrache quotidiennement de son foyer en réclamant son aide à n'importe quel moment de la journée. Il pense appartenir à cette caste, mais, alors qu'il pénètre dans leur monde occulte au cours d'une soirée masquée, il est justement pris à parti, humilié, roulé dans la boue. Il pensait trouver dans ce lieu de débauche la compagnie d'une jeune femme brillante et richissime mais en réalité ce sont des prostituées, des jouets au service de la luxure de leurs maîtres. Ce que dénonce Kubrick c'est les vicissitudes insupportables des élites avec lesquels il semble entretenir une vision complotiste du monde. Il nous montre, yeux grands ouverts, la réalité d'un monde gouverné par la vulgarité derrière les lambris de la richesse.
Et pour cause, il y en a des lambris...
Stupre, or et volupté
Le second détail frappant de ce film est l'usage presque abusif des symboles. Kubrick en avait fait une marque de fabrique, notamment avec 2001, lorsqu'il utilisait le cercle par opposition au carré et le fondus enchainé entre l'os et la station spatiale. Cet usage de la métaphore visuelle est très présent ici. Tout d'abord, l'omniprésence des sapins et des décorations de Noel. On en trouve partout, dans chaque pièce, dans chaque scène - excepté durant la soirée d'orgie. Certains de ces symboles sont détournés. C'est le cas chez le riche client du début du film. Une décoration de Noel évoque l'étoile juive mais aussi le signe de la secte occulte des élites, puisque que ce symbole se retrouve lors de la scène de l'orgie. Les correspondances sont flagrantes : l'étoile c'est le monde de l'élite - le complot sioniste n'est pas loin. Seconde chose, très visuelle encore, ce sont l'usage des tableaux. Ils couvrent les murs de leurs vieux lambris. Nicole Kidman, incarnant une ex-directrice d'une galerie d'art en a couvert l'appartement du couple. On y trouve de nombreuses allusions au Jardin d'Eden, souvent des paysages verdoyants et impressionnistes. Chez l'élite, on retrouve d'autres tableaux plus classiques, très grands, très impressionnants, comme dans les galeries du Louvre. L'art le plus cher en somme, le plus académique. Encore une fois, la peinture dénote une connotation sociale. Mais plus encore, on trouve aussi la symbolique des couleurs : des splendides contrastes entre le jaune et le bleu. Le bleu apparait à un moment dans l'appartement du couple, lorsque Kidman parle de sa tentative de tromperie. Le rouge, symbolisant le luxe et la volupté se retrouve dans le château où se déroule l'orgie. Mais, ces symboles créent du sens. Ils se font écho dans le film : ainsi la jeune fille du marchand de costume porte la même étoffe que celle du lit du couple Cruise/Kidman, signifiant dès lors le désir du médecin pour la jeune femme. On sait que Kubrick ne laisse rien au hasard. De même, lors de la soirée chez le riche client, Cruise parle avec deux jeunes mannequins, qui lui parlent d'un arc-en-ciel. On retrouve plus tard cet arc-en-ciel chez une jeune femme que Cruise croise dans la rue et qui lui propose de coucher avec elle. Or, cette jeune femme a aussi une colocataire. Et les deux le séduisent, tout comme les deux mannequins à la soirée. Il n'y a pas de hasard.
Mais si cela semble farfelue prime abord, il faut essayer de lire les deux réalités du film ensembles.
Une réalité ambivalente
Car, le thème central du film est le fantasme. En effet, dès lors, le réel et le fantastique sont étroitement liés. Les seuls liens entre les évènements vrais et les évènements rêvés sont alors les symboles. Et pour cause, jamais Cruise n'arrive à commettre l'adultère. Il cherche, dans sa quête solitaire au beau milieu de la nuit à coucher avec une autre, comme pour connaître le fantasme qu'a eut sa femme. Mais, il n'y parvient pas. De nombreuses scènes intercalées montrent Kidman couchant avec un homme. L'essentiel du film se passe la nuit. C'est comme si Tom Cruise était entrainé dans le rêve de sa femme. C'est aussi le fantasme de vivre comme l'élite, inaccessible.
Cet ultime film de Kubrick est l'un des plus déroutants, dérangeant par l'image qu'il montre du couple - un couple qui vit dans le train-train quotidien, dérangeants par son ton cru voire provocateur - une musique religieuse jouée à l'envers pour faire satanique lors de la scène d'orgie, dénonçant ainsi le blasphème de la classe dirigeante au nom de son argent, la présence de la drogue, de symboles obscurs et occultes, trop nombreux. Kubrick voudrait nous ouvrir les yeux mais il brouille les pistes, joue la carte des conspirations, des sectes, dans une vision du monde finalement avant-gardiste de ce qu'il est devenu après le 11 septembre - mutiplication des théories des complots notamment. Restent alors une caméra froide, une finesse de l'écriture inégalée, un sens très littéraire et intellectuel du cinéma, comme on en fait plus. il rend aussi hommage à ses précédents films avec une prétention et un génie assumé. Un grand monsieur a tiré sa révérence majestueusement, nous laissant une fois de plus une énigme et terminant son film, comme un geste ultime de désinvolture par cette réplique cinglante :
- "Je sais ce qu'il nous reste à faire ...
- Quoi ?
- Baiser."
**Rideau.**