En regardant pour la première fois Eyes Wide Shut, j'avais ressenti cette profonde sensation de trouble que beaucoup d'autres semblent avoir devant l’œuvre de Kubrick en général. À vrai dire, si j'aime ladite filmographie, je suis plutôt un opposant à toute la branlette qu'il peut y avoir autour. N'allant pas jusqu'à crier à l’esbroufe, j'adhère pourtant à la thèse d'une certaine vacuité de 2001 car si cette fameuse odyssée constitue probablement la plus grande performance technique de toute l'histoire du cinéma et une claque esthétique inoubliable, le traitement de sa thématique principale, l'évolution de l'humanité, me semble laisser une bien trop grande liberté au spectateur pour le moins désemparé devant cet obscur objet. Personnellement, l'idée qu'on me balance des scènes avec pour note de bas de page « démerde toi avec ça » ne me convient guère.


Bon, maintenant que je viens de me tirer un bel obus dans le pied en disant du mal de 2001 (et pour en rajouter une couche, je suis sûr et certain qu'au moins la moitié – et je suis gentil – des gens qui lui ont mis 10 l'ont fait pour faire genre) que, encore une fois, j'apprécie quand même beaucoup, simplement moins que ceux qui l'érigent en monument incontestable, je vais pouvoir évoquer un peu Eyes Wide Shut.


Et effectivement il y en a des choses à dire sur le testament artistique de Kubrick. Probablement numéro 1 dans le cœur des complotistes, il ne pouvait en être autrement quand on sait ce qui entoure l’œuvre complète du grand cinéaste. La suspicion d'avoir réalisé le film de la mission Appollo 11, son soit-disant aveu dans Shinning – film abreuvé de symbolismes comme rarement au cinéma – et bien évidemment son dernier film tourné avec le plus éminent représentant de l’Église de Scientologie qui retient également la fille du réalisateur, voilà en somme une œuvre qui doit plaire à Marion Cottillard. À ce titre le film qui d'un couple d'années précède les attentats du 11 septembre apporte une formidable métaphore de la question complotiste. Une organisation secrète à la symbolique terrifiante, des menaces, pressions et intimidations sur l'homme qui en savait trop et auxquelles s'ajoutent des faits troublants, entre disparitions soudaines et morts arrangées. Mais tous ces éléments trouvent une explication, peu romantique certes, décevante évidemment, et pas davantage recevable que d'autres versions qui ne sont pas moins fondées. Après tout, si notre imagination féconde s'emballe un peu facilement, ici la version que l'on dit rationnelle n'est pas davantage démontrée.


Cependant, cantonner Eyes Wide Shut au grand œuvre sur le complot serait passer outre d'autres de ses richesses et grandes qualités. C'est en effet avant tout le récit du désir et de la fidélité, celui de leur contradiction primordiale, mais surtout de leur complémentarité in fine. Car le désir constitue un bouche-trou censé combler notre existence et, se créant par défaut, il ne peut que surgir en conséquence d'une idée qui, fixée dans notre esprit, suggère qu'on pourrait améliorer notre vie. Alors tant que pour le Docteur Harford l'idée d'un couple fidèle, soudé et uni par un enfant demeure le plus beau moyen d'épanouissement, il ne peut songer à être jaloux ou à fantasmer sur une autre que sa bien-aimée. Mais voilà que notre triste monde va le rattraper en apprenant de sa femme qu'elle a bien failli le tromper et en conséquence un nouvel univers s'ouvre à lui, celui du désir sexuel désinhibé. Ce monde le mènera jusque dans les soirées masquées pour le moins dépravées où un événement grave le poussera à la remise en question, aux doutes et aux larmes qui retentiront comme un tremblement de terre dans ce couple bien tourmenté. Mais là où Full Metal Jacket était l’œuvre de la corruption, puisqu'on pervertissait une jeunesse en machines de guerres et une autre en prostituées, Eyes Wide Shut montre comment on pourrait parvenir à la vaincre en choisissant la fidélité, droiture que les deux protagonistes comptent bien entretenir avec une vie sexuelle accomplie.


Enfin, si je fais preuve d'autant d'estime pour ce film que l'on juge généralement comme mineur dans l’œuvre de Kubrick (et vous savez déjà ce que je pense du plus reconnu... histoire d'en mettre une dernière couche), c'est également pour sa dimension formelle comme à l’habitude très travaillée mais qui surtout ne fait preuve d'aucun formalisme. Non pas que le style pour lui-même me gène en soi s'il y a un fond solide mais on a véritablement ici affaire à une œuvre qui opère la difficile conjonction entre son fond et sa forme et où les effets de style servent son propos que ce soit au niveau de la musique, des lumières ou encore des mouvements de caméra qui nous laissent contempler cette œuvre les yeux grands fermés...


Mon top Stanley Kubrick :
http://www.senscritique.com/top/Les_meilleurs_films_de_Stanley_Kubrick/1068612

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le 17 août 2016

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MonsieurBain

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