Requiem for a screen.
Il fallait bien finir par revenir à Shakespeare, un auteur que Welles n’aura jamais réellement quitté. Mais pour ce dernier tour de piste, le cinéaste rivalise avec le maître, lui empruntant un...
le 31 janv. 2017
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Dans sa carrière remarquable, Orson Welles déclarait que « Falstaff » était son favori. C’est aussi le mien. Même si « Citizen Kane » est un classique parmi les classiques, et même si « La Dame de Shanghai » demeurera à jamais un must-see, j’ai atteint avec cette adaptation de Shakespeare le bonheur, la satisfaction, et en coup de grâce une improbable forme de tristesse.
Il est difficile de faire découvrir un film pour ainsi dire inconnu même quand il est associé à un nom aussi prestigieux que Orson Welles. Falstaff semble être non seulement une œuvre ignorée par le cinéma de manière générale, mais elle est aussi boudée au sein même de la filmographie de Welles. En argument de visionnage, je peux toutefois dire ceci : Falstaff est un film à voir au moins une fois dans sa vie.
Car Falstaff c’est d’abord une farce. Une comédie qui fait rire par une démesure comme Welles sait si bien les faire. Dans cette Angleterre du XV° siècle, les affaires du royaume se scindent entre future révolte et légitimité du trône tandis que Harry, fils du roi, mène une vie dissipée auprès d’un ogre jovial : Falstaff. Un homme gras et le plus fidèle des adeptes de la vie épicurienne. On atteint avec ce film une valeur euphorique qui tranche avec le reste de la filmographie de Welles, car quand ce gros bonhomme commente d’une voix retentissante et pleine de bouffonneries son monde on obtient alors des dialogues qui font mouche dans le domaine de la comédie.
Mais Falstaff c’est aussi la souffrance, derrière cette boule presque entièrement sphérique il y a là le double de Welles. Orson Welles, en paria de son monde professionnel, n’a pas eu tous les atouts en sa faveur et notamment sur le budget. Or, ce pilier du cinéma est toujours resté fidèle à un certain code : celui de faire de ses films une saveur comme peut l’être le bon pain et le bon vin à une époque où l’Art du cinéma était en péril. Falstaff et Welles se complètent, ils sont les opposants à un environnement trop homogène et cherchent d’une certaine manière à promouvoir le pluralisme. En ça, la gigantesque bataille de Shrewsbury, élément central du film, détient un double intérêt : la preuve que Orson Welles est toujours un cinéaste initiateur de véritables miracles même face aux obstacles financiers mais aussi sociaux puisqu’il s’agit ici d’une des batailles les plus réalistes de l’Histoire du cinéma, et pour le film en lui-même c’est la transition parfaite de la comédie vers le dramatique.
Falstaff possède également une dramaturgie réfléchie et percutante. Tout au long du métrage, les émotions contradictoires convergent et les tonalités se modifient constamment. Si bien qu’en fonction du moment il est autant admis de rire que d’être triste. Notre peine devient toutefois majoritaire à l’instant même où la profondeur et la complexité de l’humain s’invitent dans l’ambiance précédemment joviale pour mieux refléter la dure réalité de la vie : le fils du Roi doit grandir et s’émanciper de sa vie légère pour devenir légitime au trône. Bien sûr, Welles ne fait qu’adapter une pièce mais c’est en illustrateur expert qu’il parvient pourtant à magnifier une œuvre d’une renommée aussi grande. Ainsi, Welles tient du génie lors de cette transition de la plénitude vers le chaos de la trahison. Thème souvent central dans les productions de Welles, la faiblesse de l’être humain le pousse à trahir ses plus proches amis pour des raisons futiles : une femme, de l’argent, ou dans le cas présent la reconnaissance d’un père et la légitimité au trône d’Angleterre.
Welles est en effet très grand lorsqu’il brise en miettes l’illusion de l’euphorie insouciante pour révéler une dureté bien réelle. La scène de guerre est là encore le meilleur exemple possible en plus d’être une véritable merveille. D’une certaine façon, elle résume parfaitement le déroulement du film lorsque deux visions de la vie s’entrechoquent pour ne laisser que des débris d’âmes irrécupérables. Par la destruction physique et la dégradation mentale, l’humour bien qu’il tente péniblement de s’imposer dans ce vacarme laisse rapidement toute sa place à des visages décatis par l’horreur du combat. Y compris Falstaff, mais aussi Harry, qui ne reviendront jamais vraiment de ce combat.
Jusqu’à cette conclusion qui continue la tâche commencée par la bataille en mettant avec expertise en scène le désespoir le plus profond. On n'entend déjà plus rire depuis un long moment, et nous constatons que le rire ne résonnera plus jamais : Falstaff se rend au couronnement d’Harry en tant que roi, fier de « son fils » comme il aime le croire. Mais ce qui l’attend n’est qu’humiliation et peine. Orson Welles, à cet instant, livre sans aucun doute sa meilleure performance.
Dans une séparation champ/contrechamp qui capte l’émotion avec la précision d’un microscope, Welles joue la vitalité reprouvée dans sa forme la plus saisissante. Est-ce là aussi à comprendre comme un effet miroir de la vie du cinéaste ? Face à un roi devenu froid et au centre d’une foule sans empathie, l’homme qu’était Falstaff n’est plus capable de rire ou de faire rire. Il se précipite ainsi dans l’extrême solitude.
Qu’on aime ou pas Orson Welles, Falstaff est un film à voir au moins une fois ne serait-ce que par assouvissement de la curiosité cinéphile. C’est certainement son film le moins considéré, caché par des géants comme Citizen Kane. Pourtant, l’œuvre possède les meilleures constructions de personnages au sein de la carrière de Welles. C’est aussi une aventure changeante qui verse tantôt dans la comédie puis dans la dramaturgie, capable de nous faire rire puis de nous attrister. Si j’ose dire, à mon humble avis, la quintessence du cinéma d’Orson Welles.
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Créée
le 11 avr. 2022
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