La mort est omniprésente chez Ingmar Bergman. C'est le cauchemar du docteur Isak Borg dans Les Fraises sauvages, sa hantise, mais aussi ce qui le pousse finalement à se réconcilier avec lui-même, c'est le joueur d'échecs du Septième Sceau, figure sombre et impénétrable, le cancer d'Agnès dans Cris et Chuchotements. La mort, souvent lié à une discussion sur la religion et Dieu, est alors un élément majeur et en même temps fantomatique de ses films, qui semble planer sombrement sur tous les plans. Pour autant, c'est bien Fanny et Alexandre, film dans lequel la mort semble paradoxalement moins central par rapport à un Septième Sceau, qui en fait le portrait le plus saisissant.
Le film est sorti en 1982 dans une forme cinématographique de trois heures (c'est de celle-là qu'on parlera ici) et télévisuelle de cinq heures tel il l'avait déjà entrepris avec Scènes de la vie conjugale en 1974. Dès lors dans ce temps démesuré Bergman établit un pari intéressant: pas de parti d'échecs aux allures mythologiques ici, mais au contraire la petite vie dans toute sa grandeur. A la manière d'un Voyage au bout de l'enfer et sa séquence de mariage qui s'étire jusqu'à la migraine du spectateur devant tant de festivités, Bergman prend son temps pour montrer un soir de Noël festif et aussi trivial que possible: la soirée commence par une représentation théâtrale, les préparations inquiètes, puis les invités arrivent, et l'alcool monte. On danse, on chante à tue tête, on bouge dans tous les sens, on se goinfre, on pète même dans des bougies pour faire rire les enfants et l'on couche dans une gigantesque orgie bourgeoise.
Simplement, la partie suivante s'y oppose totalement: alors que la mort s'invite dans la famille des Ekdahl avec le décès du père d'Alexandre, sa mère se marie avec un évêque, avant de partir dans sa demeure austère. La mort est toujours présente avec la tante réduite à une sorte de cadavre qui malgré un soupçon de vie semble se décomposer lentement, mais le mode de vie y est bien plus ascétique, marqué par les châtiments corporels que subit Alexandre.
Apparaît alors dans les deux différentes parties deux conceptions de la vie qui tentent vainement de faire barricade à l'ombre de la mort. Dans un cas, on prend retraite derrière les plaisir matériels et charnels de la vie, dans un gigantesque carpe diem qui transforme chaque instant en fête, démonstration d'amour ou célébration de la vie, dans l'autre on se cache derrière la religion, qui encadre et régit, dans l'espoir de la reconnaissance de Dieu et d'un chimérique paradis.
Mais entre ces deux illusions qui toutes les deux échouent à définitivement remédier aux problèmes, il y a Fanny et Alexandre, le centre du film. Derrière l'opposition des Ekdahl et Vergerus (au nom assez ironique, tout comme sa mort, brûlé comme par les passions qu'il a tenté fébrilement de refouler), il y a celle des âges: ces hommes et femmes usés, rognés par le temps, qui déblatèrent sur le passé et leurs amours ou alors meurent tout simplement, et au contraire cette jeunesse, cette innocence pleine d'émerveillement qu'ont Fanny et Alexandre. Parfois cette innocence est confrontée à la dureté humaine (les tortures d'Alexandre), mais c'est avant-tout l'occasion d'applaudir la magie comme échappatoire humain: Alexandre, tel lorsqu'il prend peur face à des pantins, est naïf et s'émerveille devant ses jouets magiques. Cette fantaisie apparaît ainsi comme le seul véritable moyen d'échapper à la mort, par l'illusion, et celle-ci assumée directement comme telle contrairement à la religion qui se cache derrière des dogmes et la peur humaine pour camoufler sa nature humaine, comme dans la scène où l'on tente de faire peur à Alexandre en imitant la pénitence divine à l'aide de marionnettes. La magie, elle, est une illusion et le revendique, en reflet de la vie elle-même un vaste mirage: comme quand Alexandre joue avec son théâtre miniature, la vie se transforme en illusion, lorsque la statue se met soudain à se mouvoir comme par magie par exemple, ou lorsque cette mystérieuse femme prophétise miraculeusement la mort de l'évêque. La vie rejoint alors la magie et la magie rejoint la vie: «Je n’ai qu’un talent, c’est celui d’aimer le petit monde qu’abritent les murs épais de cette bâtisse […] Au dehors, il y a le monde. Et parfois notre petit monde réussit à le refléter, afin que nous le comprenions mieux.», dit le père d'Alexandre au sujet de son théâtre avant de mourir. Mais la magie dans Fanny et Alexandre, c'est aussi surtout cette lanterne magique avec laquelle Alexandre projette les fantaisies qui illuminent ses nuits, et alors indirectement le cinéma, cet art illusoire du mouvement, de la vie, alors à ses balbutiements.
En dehors de la jouissance morbide de la vie (l'oncle qui profite de sa servante boiteuse) ou de la religion qui ne croit finalement que peu en la valeur du vécu, la magie et tout particulièrement le cinéma apparaissent alors comme seules véritables parois contre la mort: c'est la jeunesse, et la magie qui protègent Alexandre de ses peurs.
Pour autant, Bergman ne verse pas directement dans une mise en scène fantaisiste ou dans un merveilleux gratuit. Il y a bien de la féerie dans certaines scènes, mais se démarque au contraire une ambiance morbide: un cri déchirant dans la nuit, une silhouette que l'on voit déambuler sans fin dans l'entrebâillement d'une porte, des notes de pianos oniriques mais aussi anxiogènes. Bergman construit sa mise en scène, ponctuée de coupes brutales (sûrement causées par le montage à la truelle de cette version courte, mais qui n'est étrangement pas à son détriment) qui mêlent la mort à la vie en un clin d’œil, non pas pour appuyer directement la magie de son film, mais davantage pour la mettre en relief face à son austérité: Alexandre projetant sa féerie sur le mur, c'est alors le négatif d'Ingmar filmant son drame.
Mais lorsque le film s'achève par la grand-mère, figure maternelle et symbole de la sagesse familiale qui guide tout le film, réconfortant Alexandre sur l'étendue de son imagination (cela semble niais ici, mais il faut le voir pour croire en la beauté du moment), une chose est certaine: Fanny et Alexandre est bien le film le plus optimiste de Bergman, puisqu'il signe, en toute modestie, pour une fois, la victoire, illusoire, certes, mais la belle victoire tout de même, de la vie, sur la mort. Pour une fois celle-ci n'aura pas gagné la partie d'échecs, et dans l'esprit du spectateur au moins, le petit Alexandre restera à jamais cet enfant s'émerveillant devant les images projetées par sa lanterne magique.